La seconde guerre froide ? Préserver la coopération économique sur fond de fragmentation géoéconomique
le 11 décembre 2023
Introduction
Bonjour à tous. C’est un honneur de m’adresser à vous lors de ce 20e Congrès mondial de l’Association économique internationale.
Ce congrès est axé sur une question primordiale : « Sommes-nous à un moment charnière ? ».
Je pense que nous le sommes. Je vais même aller plus loin en posant la question suivante : sommes-nous au bord de la seconde guerre froide ? Selon l’historien Niall Ferguson, c’est déjà le cas. Quelles en seraient les conséquences pour l’économie mondiale ? Et comment préserver les acquis de l’ouverture économique dans un monde plus fragmenté ?
Je commencerai, pour répondre à ces questions, par retracer brièvement l’histoire des relations commerciales internationales au cours du 20e siècle. J’examinerai ensuite les similitudes et les différences entre la guerre froide et la situation actuelle. Je me pencherai sur les signes de fragmentation observés jusqu’à présent dans les échanges commerciaux et les investissements, ainsi que sur les coûts économiques potentiels si les clivages devaient s’accentuer. Pour finir, je proposerai trois principes pour préserver la coopération économique dans un monde de plus en plus fragmenté.
Il est indéniable que les règles du jeu en matière de relations économiques internationales ont changé à la suite de la pandémie, de la guerre et des tensions croissantes entre les deux principales puissances économiques, les États-Unis et la Chine. Les États-Unis préconisent le « friend-shoring » (la politique d’affinité), l’UE le « de-risking » (l’atténuation des risques) et la Chine l’« autosuffisance ». Les politiques économiques sont déterminées par la question de la sécurité nationale.
Le système mondial fondé sur des règles n’a toutefois pas été conçu pour résoudre des conflits commerciaux liés à la sécurité nationale. Ainsi, les pays se livrent à une concurrence stratégique avec des règles floues et sans arbitrage efficace.
Cette approche comporte des avantages pour les pays qui cherchent à limiter les risques sur leurs chaînes d’approvisionnement et à renforcer leur sécurité nationale. En cas de mauvaise gestion, les coûts pourraient cependant excéder les bénéfices. Près de trois décennies de paix, d’intégration et de croissance, qui ont permis à des milliards de personnes de sortir de la pauvreté, risquent ainsi d’être compromises.
Les perspectives de la croissance mondiale sont les plus faibles depuis des décennies ; la pandémie et la guerre ont laissé des séquelles disproportionnées qui ralentissent la convergence des revenus entre les pays riches et les pays pauvres. Nous ne pouvons pas nous permettre une nouvelle guerre froide.
Quelques perspectives historiques
Commençons par un rappel historique. Il ne s’agit pas de la première fois que la mondialisation est menacée et que des facteurs géopolitiques fragmentent les échanges mondiaux et les flux de capitaux [1].
Le commerce international a explosé au cours du « long » 19e siècle, une période de 125 ans qui a débuté avec la Révolution française de 1789. La Première Guerre mondiale a brusquement mis fin à cet âge d’or de la mondialisation et le commerce mondial s’est effondré en proportion du revenu. La longue période de privations économiques après la guerre a ouvert la voie à la montée de leaders nationalistes et autoritaires, qui ont plongé le monde dans la Seconde Guerre mondiale. Un monde bipolaire et fragmenté est apparu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec deux grandes puissances, les États-Unis et l’URSS, divisées en termes d’idéologie et de structures politiques et économiques. Un groupe de pays non alignés occupait une position précaire entre ces deux puissances.
Cette époque de la « guerre froide », entre la fin des années 1940 et la fin des années 1980, n’a pas été une période de démondialisation, car les échanges mondiaux ont augmenté par rapport au PIB, sous l’effet de la reprise d’après-guerre et de la libéralisation commerciale adoptée par de nombreux pays du bloc de l’Ouest. Elle a toutefois été marquée par une fragmentation, car les considérations géopolitiques influençaient fortement les flux d’échanges et d’investissements. Le commerce entre les blocs opposés a chuté d’environ 10 à 15 % à moins de 5 % du commerce mondial pendant la guerre froide.
Au terme de la guerre froide, le commerce entre les anciens blocs rivaux a connu un essor rapide, atteignant près du quart du commerce mondial au cours de la décennie suivante. La fin de la guerre froide a également coïncidé avec la période d’hypermondialisation des années 1990 et de la première décennie 2000 : innovations technologiques, libéralisation unilatérale et multilatérale des échanges, mutations géopolitiques et institutionnelles ont porté l’intégration économique à un degré inédit.
Le rythme de la mondialisation stagne depuis 2008 (la « slowbalisation ») ; le ratio échanges/PIB se stabilise à mesure que les facteurs qui ont contribué à l’hypermondialisation s’estompent[2].
Ce qui nous amène à aujourd’hui. La libre circulation des capitaux et des biens est de plus en plus menacée depuis ces cinq dernières années par l’aggravation des risques géopolitiques. Le commerce et l’investissement sont directement visés par certaines mesures, notamment les droits de douane ou les restrictions à l’exportation. D’autres mesures à l’intérieur des frontières, comme le soutien fiscal et financier à certains secteurs intérieurs et les obligations relatives à la teneur en éléments locaux, ont une incidence indirecte sur les flux commerciaux.
L’an dernier, environ 3 000 mesures de restriction des échanges ont été imposées, près de trois fois plus qu’en 2019.
Lors de leurs annonces de résultats, les multinationales évoquent de plus en plus souvent la relocalisation, la délocalisation de proximité, la délocalisation dans un pays allié ou ami et la démondialisation.
La seconde guerre froide ?
Alors, sommes-nous au début de la seconde guerre froide ? Le principal moteur est le même, à savoir la rivalité idéologique et économique entre deux superpuissances. Il s’agissait pendant la guerre froide des États-Unis et de l’Union soviétique. Aujourd’hui, ce sont les États-Unis et la Chine[3]. Mais le théâtre des affrontements est fondamentalement différent à plusieurs égards.
Tout d’abord, le niveau d’interdépendance économique entre les pays est aujourd’hui plus élevé. L’intégration économique sur le marché international et à travers des chaînes de valeur mondiales complexes est en effet beaucoup plus forte. Le commerce mondial représente aujourd’hui 60 % du PIB, contre 24 % pendant la guerre froide. La fragmentation aurait donc un coût plus élevé.
Il est également plus difficile de savoir avec quel bloc les pays choisiront de s’associer. Les fluctuations idéologiques des dirigeants au sein d’un même pays sont plus marquées qu’à l’époque de la guerre froide et il est difficile de cerner les allégeances. Cette incertitude peut encore augmenter les coûts.
D’autre part, les pays potentiellement non alignés ont aujourd’hui un poids économique plus important en matière de PIB, de commerce et de population [4]. L’analyse de la période actuelle porte sur deux blocs hypothétiques, établis sur la base des tendances de vote aux Nations Unies, avec pour principaux protagonistes les États-Unis et l’Europe dans le bloc de l’Ouest et la Chine et la Russie dans le bloc de l’Est, les autres pays étant considérés comme « non-alignés ». En 1950, les blocs de l’Ouest et de l’Est représentaient conjointement environ 85 % du PIB mondial. Les deux blocs hypothétiques d’aujourd’hui représentent environ 70 % du PIB et seulement un tiers de la population mondiale. Et ils doivent rivaliser avec des acteurs émergents non alignés.
Compte tenu de leur plus grande intégration économique (en 2022, plus de la moitié des échanges mondiaux impliquaient un pays non aligné), ces pays non-alignés peuvent servir de « liens » entre les rivaux (diapositive 7, à droite). Dans un contexte économique mondial fragmenté, ils peuvent bénéficier directement du détournement des échanges et des investissements et atténuer les conséquences négatives de la fragmentation sur le commerce et, par conséquent, en réduire le coût.
Des fractures plus marquées : les faits sur la fragmentation
Passons à présent aux faits sur la fragmentation. Comme vous le verrez, les fractures se creusent.
Comme pendant la guerre froide, nous n’assistons pas à une véritable démondialisation, la part des échanges mondiaux dans le PIB mondial restant relativement stable. Mais nous commençons à observer des signes de fragmentation et des évolutions sensibles dans les relations commerciales bilatérales.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la croissance des échanges commerciaux a ralenti partout dans le monde, mais davantage entre les blocs qui ne sont pas politiquement alignés. La croissance des échanges au sein des blocs est tombée à 1,7 %, contre 2,2 % avant la guerre. Les échanges entre les blocs sont passés de 3% avant la guerre à environ -1,9%. En net, cela se traduit par une croissance plus rapide de 3,8 points de pourcentage du commerce au sein des blocs qu’entre les blocs.
Il est important de noter que cette tendance ne se limite pas au commerce dans les secteurs stratégiques, qui sont souvent ceux visés par les décideurs et qui peuvent aider le pays à réduire les risques. Elle concerne aussi les échanges de produits non stratégiques.
La segmentation de l’investissement direct étranger (IDE) mondial en fonction des lignes géopolitiques est également manifeste [5]. Après le déclenchement de la guerre en Ukraine, on note une baisse plus importante des projets d’IDE annoncés entre les blocs qu’à l’intérieur des blocs, tandis que l’IDE vers les pays non alignés a fortement augmenté (diapositive 9, à droite). Près de 40 % des projets d’IDE annoncés concernaient ces pays au cours du troisième trimestre 2023.
Cette évolution s’est produite parallèlement à la résurgence des tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine, qui sont en train de rompre leurs liens directs.
La Chine n’est plus le premier partenaire commercial des États-Unis. Sa part dans les importations américaines a diminué de près de 10 points de pourcentage en cinq ans, de 22 % en 2018 à 13 % au premier semestre 2023 (diapositive 10, à gauche). Les restrictions commerciales imposées depuis le début de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine en 2018 ont freiné les importations chinoises de produits soumis à des droits de douane [6].
En outre, la Chine n’est plus une destination de premier plan pour les IDE en provenance des États-Unis et perd du terrain au profit de marchés émergents tels que les Émirats arabes unis, l’Inde et le Mexique en matière de nombre de projets d’IDE annoncés (diapositive 10, à droite).
Il semble toutefois que les liens directs entre les États-Unis et la Chine soient simplement remplacés par des liens indirects. Les pays, comme le Mexique et le Viêt Nam, dont les parts d’importations américaines ont le plus augmenté, ont également gagné en parts d’exportations chinoises [7]. Ces mêmes pays sont également de grands bénéficiaires de l’IDE chinois.
Les preuves empiriques se multiplient concernant certains pays « liens » qui sont particulièrement bien placés pour bénéficier de la stratégie américaine de « réduction des risques » vis-à-vis de la Chine, du fait de leur situation géographique, de leurs ressources naturelles et des accords de libre-échange qu’ils ont conclus avec les deux parties.
À titre d’exemple, de grands fabricants d’électronique ont accéléré la délocalisation de leur production de la Chine vers le Viêt Nam à cause des droits de douane imposés par les États-Unis sur les produits chinois. Cependant, le Viêt Nam achète la majeure partie de ses intrants à la Chine et exporte principalement vers les États-Unis.
Le Mexique a supplanté la Chine en devenant le premier exportateur de biens vers les États-Unis en 2023. Mais beaucoup de fabricants établissant des usines au Mexique sont des entreprises chinoises qui visent le marché américain. Selon l’association mexicaine des parcs industriels privés, une nouvelle entreprise sur cinq sera chinoise dans les deux années à venir.
Ces éléments empiriques, ainsi que les corrélations entre les données, indiquent un allongement des chaînes d’approvisionnement. C’est ce que confirme une étude récente de la BRI, qui a analysé les données de plus de 25 000 entreprises et a constaté un allongement des chaînes d’approvisionnement au cours des deux dernières années, en particulier celles qui impliquent des fournisseurs chinois et des clients américains.
Pour résumer, la fragmentation est déjà une réalité : les alignements géopolitiques influent sur les flux d’échanges et d’investissements et cela devrait continuer. Mais malgré les tentatives des deux premières économies de couper leurs liens, il est difficile de savoir à quel point ceci affectera une économie mondiale fortement intégrée et connectée.
Les coûts économiques de la fragmentation
Quels seront les coûts économiques si la fragmentation s’accentue ? Et comment ces coûts seront-ils répercutés ?
La fragmentation de l’économie mondiale étant principalement due au commerce, l’imposition de restrictions aux échanges diminuerait les gains d’efficacité liés à la spécialisation, limiterait les économies d’échelle, du fait de la réduction de la taille des marchés, et réduirait les pressions concurrentielles.
Les échanges commerciaux ne pourraient plus stimuler la réaffectation des ressources au sein des secteurs d’activité et générer des gains de productivité. Par ailleurs, la réduction des échanges se traduirait par une moindre diffusion des connaissances, qui est l’un des principaux avantages de l’intégration et qui pourrait aussi pâtir de la fragmentation de l’investissement direct entre les pays.
La fragmentation des flux de capitaux limiterait leur accumulation, sous l’effet d’une baisse de l’IDE, et aurait une incidence sur l’allocation des capitaux, les prix des actifs et le système de paiement international. La stabilité macrofinancière serait menacée et l’économie pourrait devenir plus volatile.
Les coûts économiques estimés de la fragmentation sont très variables et incertains. Des études récentes et en cours au FMI indiquent toutefois que ces coûts pourraient être élevés et toucher de manière disproportionnée les pays en développement.
Si l’économie mondiale se scindait en deux blocs, sur la base du vote à l’ONU sur la résolution 2022 sur l’Ukraine, et si les échanges entre les deux blocs cessaient, les pertes mondiales seraient estimées à environ 2,5 % du PIB. En fonction de la capacité d’ajustement des pays, les pertes pourraient toutefois atteindre jusqu’à 7 % du PIB. Au niveau national, les pertes seraient particulièrement importantes pour les pays à faible revenu et les pays émergents [8].
Dans un monde divisé en deux blocs gravitant autour des États-Unis et de la Chine (certains pays restant non alignés), la fragmentation de l’IDE pourrait se traduire par des pertes mondiales à long terme de l’ordre de 2 % du PIB (diapositive 15, à droite).
Comme pour le commerce, les pertes sont plus lourdes pour les régions les moins avancées et qui dépendent davantage des flux entrants du bloc opposé [9].
Cependant, la nature exacte de la fracture dans les échanges commerciaux et les investissements sera déterminante. Si certains pays restaient non alignés et continuaient à entretenir des relations avec tous les partenaires, ils pourraient bénéficier de la réorientation des échanges et des investissements.
Selon nos simulations, si seuls les échanges entre un bloc États-Unis-Europe et un bloc Chine-Russie sont perturbés, les autres pays réaliseront en moyenne des gains. [10]
Les pays d’Amérique latine sont bien placés pour bénéficier d’un tel scénario. Ainsi, la proximité du Mexique avec les États-Unis pourrait stimuler le secteur manufacturier. Les exportateurs sud-américains de produits de base pourraient quant à eux gagner des parts de marché.
Mais si la fragmentation s’accentuait, même les pays bénéficiaires d’une faible fragmentation pourraient, dans un scénario extrême, se retrouver avec une plus grosse part d’un gâteau plus petit. Autrement dit, tout le monde peut être perdant.
La fragmentation entraverait également notre riposte à d’autres problèmes mondiaux qui demandent coopération internationale. L’ampleur de ces défis (changement climatique, intelligence artificielle, etc.) est immense.
Selon une analyse récente du FMI, la fragmentation du commerce des minéraux essentiels à la transition écologique (cuivre, nickel, cobalt, lithium, etc.) alourdirait le coût de la transition énergétique. Ces minéraux se trouvent dans des zones géographiques précises et ne peuvent pas être facilement remplacés. Toute perturbation de leur commerce engendrerait de fortes fluctuations de leurs prix, ce qui freinerait les investissements dans les énergies renouvelables et la production de véhicules électriques [11].
En cas de véritable deuxième guerre froide, que peuvent faire les dirigeants pour éviter les pires scénarios économiques ?
Les dirigeants doivent désormais faire des choix difficiles entre la réduction des coûts de la fragmentation et un accroissement de la sécurité et de la résilience. Une approche pragmatique est nécessaire pour préserver autant que possible les avantages du libre-échange et pour relever les défis planétaires, tout en réduisant au minimum les distorsions.
Bien entendu, la première solution consiste à éviter la fragmentation, mais, pour l’instant, la tâche peut s’avérer difficile.
Faute de pouvoir envisager le meilleur scénario, nous devons œuvrer à éviter le pire et à préserver la coopération économique dans un monde de plus en plus fragmenté. Trois principes peuvent y contribuer:
Premièrement, rechercher une approche multilatérale, au moins pour les domaines d’intérêt commun. Par exemple, un accord sur un couloir vert pourrait assurer la circulation internationale de minéraux essentiels à la transition vers l’énergie propre.
Des accords similaires concernant les produits alimentaires essentiels et les fournitures médicales pourraient garantir un flux minimal entre les pays dans un monde où les chocs sont de plus en plus fréquents. De tels accords permettraient de poursuivre les objectifs mondiaux de prévention des effets dévastateurs du changement climatique, de l’insécurité alimentaire et des catastrophes humanitaires liées aux pandémies [12].
Deuxièmement, s’il faut reconfigurer les flux commerciaux et d’IDE pour réduire les risques et se diversifier, les pays peuvent gagner en intégration, en diversification et en réduction des risques liés à la résilience grâce à une approche plurilatérale non discriminatoire.
Les dirigeants devraient définir globalement l’ensemble des partenaires et des alliés avec lesquels renforcer les partenariats économiques. Même s’ils ne sont manifestement pas la meilleure solution, des accords plurilatéraux conformes aux règles de l’OMC, tels que des accords commerciaux régionaux et des initiatives de déclaration commune, pourraient présenter des avantages : économies d’échelle, meilleur accès aux marchés, diversification des fournisseurs, etc. Ces accords permettent de mettre les règles à jour et de maintenir une politique d’ouverture, ce qui permet à de nouveaux partenaires de rejoindre l’accord dès lors qu’ils ont la volonté et la capacité d’en respecter les règles et les normes.
Parmi les exemples récents d’accords commerciaux régionaux (ACR), citons l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) et la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Plusieurs initiatives de déclarations conjointes sont en cours, notamment sur le commerce électronique, la facilitation des investissements et la réglementation intérieure des services. En décembre 2021, 70 membres de l’OMC ont convenu d’un accord plurilatéral dans le cadre de l’OMC sur la réglementation intérieure des services.
Les dirigeants ne devraient cibler qu’un nombre restreint de produits et de technologies justifiant une intervention pour des raisons de sécurité économique. Avant de décider de rapatrier les activités de production, ils doivent déterminer attentivement si les fournisseurs de régions moins risquées sont réellement insuffisants et procéder à une évaluation objective des coûts sociaux et économiques des ruptures d’approvisionnement. Ceci vaut en particulier pour les technologies courantes, comme les semi-conducteurs.
Troisièmement, limiter les mesures unilatérales, telles que les politiques industrielles, au traitement des externalités et des distorsions du marché et fixer des échéances. Ces mesures doivent se limiter à corriger les défaillances du marché. Les forces du marché doivent être préservées dans les domaines où l’allocation des ressources est la plus efficace.
Il est essentiel de bien évaluer les politiques industrielles, tant sur le plan de leur efficacité à atteindre les objectifs fixés que sur celui des coûts économiques associés, y compris les retombées transfrontalières.
Au niveau national, les politiques industrielles peuvent être difficiles à limiter ou à supprimer, car leurs bénéfices sont concentrés et leurs coûts diffus.
Sur le plan international, ces politiques peuvent donner lieu à des représailles, ce qui accentuerait la fragmentation. Selon des estimations récentes du FMI, si la Chine instaure une subvention, la probabilité que l’UE riposte par une mesure de restriction des échanges dans les 12 mois est de 90 %.
Un dialogue entre gouvernements, ou un cadre de consultation, sur les politiques industrielles, pourrait améliorer le partage des données et des informations et déterminer les effets des politiques, y compris leurs conséquences involontaires au-delà des frontières. Une communication régulière pourrait, à terme, aider à élaborer des règles et des normes internationales sur la bonne utilisation et conception des politiques industrielles, ce qui permettrait aux entreprises de s’adapter plus facilement au nouveau contexte.
Nous pouvons trouver une référence de la dernière guerre froide pour chacun de ces trois principes. Les États-Unis et l’Union soviétique ont conclu durant cette période plusieurs accords afin d’éviter une catastrophe nucléaire. Les deux grandes puissances ont souscrit à la doctrine de la destruction mutuelle assurée, sachant qu’une attaque par l’une aboutirait à un anéantissement total.
Si nous sombrons dans la deuxième guerre froide, connaissant les coûts, nous n’assisterons peut-être pas à une destruction économique mutuelle assurée. Mais nous pourrions voir disparaître les bénéfices de l’ouverture commerciale. Les dirigeants ne doivent pas perdre de vue ces acquis. Il est de leur intérêt, et de l’intérêt de tous, de défendre fermement un système commercial multilatéral fondé sur des règles et les institutions qui le soutiennent.
Il est bien entendu que l’intégration économique n’a pas profité à tout le monde. Il faut le reconnaître pour comprendre les autres motivations de repli au niveau mondial, et les politiques nationales doivent être ajustées pour accroître les bénéfices. Mais l’intégration économique a contribué à améliorer la prospérité, la santé et l’éducation de milliards de personnes. Depuis la fin de la guerre froide, la taille de l’économie mondiale a quasiment triplé et près de 1,5 milliard de personnes sont sorties de l’extrême pauvreté.
Conclusion
J’en viens à la conclusion. Si rien ne laisse présager un recul généralisé de la mondialisation, des lignes de fracture apparaissent et la fragmentation géoéconomique gagne du terrain. Si la fragmentation s’accentue, nous pourrions vivre une nouvelle guerre froide.
Une deuxième guerre froide risque d’avoir un coût économique important. L’intégration mondiale s’est considérablement renforcée et nous sommes confrontés à des défis communs d’une ampleur sans précédent et qu’un monde fragmenté ne peut relever.
Néanmoins, malgré ce nouveau contexte géopolitique, les dirigeants peuvent chercher des solutions pour limiter les coûts de la fragmentation. Il convient d’adopter une approche pragmatique qui préserve dans la mesure du possible les bénéfices du libre-échange et qui permette de faire face aux défis mondiaux et d’atteindre les objectifs nationaux en matière de sécurité et de résilience.
Maintenir la communication, comme le font les États-Unis, la Chine et l’UE, peut aider à éviter les pires conséquences. Les pays non alignés, principalement des pays émergents et en développement, peuvent utiliser leur poids économique et diplomatique pour maintenir l’intégration mondiale. Les grands perdants d’un monde fragmenté sont en effet de nombreux pays émergents et en développement, et si certains tirent profit des premiers stades de la fragmentation, tous sont perdants en cas de guerre froide généralisée.
Au cours des prochains jours, lorsque nous aborderons cette question « charnière », je vous invite à réfléchir à notre contribution à la mise en œuvre de ces solutions, par le biais de nos études et de notre collaboration. Cette démarche sera cruciale pour préserver nos acquis et relever les défis mondiaux qui nous attendent.
Je vous remercie.
Références
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Alfaro, Laura, and Davin Chor (2023). “Global Supply Chains: The Looming “Great Reallocation.” NBER Working Paper 31661, National Bureau of Economic Research.
Antràs, Pol (2021). “De-Globalisation? Global Value Chains in the Post-COVID-19 Age,” (2021) ECB Forum: Central Banks in a Shifting World Conference Proceedings.
Attinasi, Maria Grazia, Lukas Boeckelmann, and Baptiste Meunier. 2023. “Friend-Shoring Global Value Chains: A Model-Based Assessment.” European Central Bank Economic Bulletin 2, European Central Bank, Frankfurt.
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Campos, Rodolfo, Julia Estefania-Flores, Davide Furceri, and Jacopo Timini (2023). Geopolitical fragmentation and Trade.” Journal of Comparative Economics (Forthcoming).
Dang, Alicia, Kala Krishna and Yingyan Zhao. 2023. “Winners and Losers from the U.S.-China Trade War.” NBER Working Papers 31922, National Bureau of Economic Research.
Fajgelbaum, Pablo, Pinelopi Goldberg, Patrick Kennedy, Amit Khandelwal, and Daria Taglioni. 2023. “The US-China Trade War and Global Reallocations.” American Economic Review: Insights (Forthcoming).
Ferguson, Niall. 2020. “Cold War II.” National Review Magazine, December 3, 2020.
Freund, Caroline, Aaditya Mattoo, Alen Mulabdic, Michele Ruta. 2023. “Is US Trade Policy Reshaping Global Supply Chains?” World Bank Policy Research Working Paper 10593.
Góes, Carlos, and Eddy Bekkers. 2022. “The Impact of Geopolitical Conflicts on Trade, Growth, and Innovation.” Staff Working Paper ERSD-2022-09, World Trade Organization, Geneva.
Gokmen, Gunes (2017). “Clash of Civilizations and the Impact of Cultural Differences on Trade” Journal of Development Economics, 127, 449-458.
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Javorcik, B. Seata, Lucas, Kitzmueller, Helena Schweiger, and Muhammed Yıldırım (2022). “Economic Costs of Friend-shoring.” EBRD Working Paper 274, European Bank for Reconstruction and Development.
Qiu Han, Hyun Song Shin and Leanne Si Ying Zhang (2023). “Mapping the realignment of global value chains.” BIS Bulletin No 73, October 3, 2023.
[1] La démondialisation désigne le recul des flux économiques entre les pays. Mesurée généralement par une réduction du ratio des échanges mondiaux (ou des investissements) par rapport au PIB, la démondialisation peut être due à des choix de politique économique (comme l’imposition de droits de douane), à des tendances séculaires (transformation structurelle vers des secteurs de l’économie où les échanges sont moins importants par exemple) et à un déclin des moteurs de l’intégration économique rapide jusqu’à la moitié de la première décennie 2000 (réduction des coûts de transport, éclatement géographique de la production, progrès technologiques, etc.). La fragmentation correspond à une réorientation stratégique des flux de commerce et d’investissement, qui peut ou non être associée à une baisse du ratio échanges mondiaux/PIB.
[2] Voir Antras (2021).
[3] Pendant la guerre froide, le monde était divisé en deux blocs, un bloc de l’Ouest et un bloc de l’Est, avec un groupe de pays non alignés. L’analyse se base sur la définition des blocs de Gokmen (2017). Le bloc de l’Ouest regroupe les pays suivants : Allemagne, Andorre, Australie, Belgique, Canada, Corée du Sud, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Grèce, Islande, Israël, Italie, Japon, Luxembourg, Malte, Monaco, Nouvelle-Zélande, Norvège, Pays-Bas, Philippines, Portugal, Royaume-Uni, Saint-Marin, Taïwan, Thaïlande, Turquie. Le bloc de l’Est comprend l’Albanie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Belarus, la Bulgarie, la Chine, la Corée du Nord, Cuba, l’Estonie, la Géorgie, la Hongrie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Lettonie, la Lituanie, la Moldavie, la Mongolie, l’Ouzbékistan, la Pologne, la République démocratique populaire lao, la République tchèque, la Roumanie, la Russie (URSS), la Slovaquie, le Turkménistan, l’Ukraine et le Viêt Nam. Tous les autres pays sont considérés comme « non alignés ».
[4] Pour la période actuelle, l’analyse considère un bloc de l’Ouest hypothétique, comprenant les États-Unis, l’Europe, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’hypothétique bloc de l’Est comprend le Belarus, la Chine, le Mali, le Nicaragua, la Russie et la Syrie. Les autres pays sont considérés comme « non alignés ».
[6] Voir Fajgelbaum et Khandelwal (2022) pour une revue bibliographique et Alfaro et Chor (2023), Bown (2022), Freund et al. (2023),.
[7] Voir également Alfaro and Chor (2023), Dang et al. (2023) and Freund et al. (2023).
[8] Voir Bolhuis, Chen et Kett (2023). De plus en plus d’analyses soulignent également l’importance des coûts liés à la fragmentation des échanges et à la redéfinition des chaînes de valeur mondiales (voir, entre autres, Aiyar et al. 2023b; Attinasi et al. 2023; Campos et al. 2023; Goes et Bekkers 2023, Javorcik et al. 2022).
[9]Voir le chapitre 4 des Perspectives de l’économie mondiale d’avril 2023.
[10] Dans ce scénario, les variations globales de la production mondiale resteraient négatives du fait des pertes d’efficacité associées aux restrictions commerciales, même si elles ne s’appliquent qu’à certains pays.
[11] Voir le chapitre 3 des Perspectives de l’économie mondiale d’octobre 2023.
[12] La communauté internationale pourrait s’inspirer de l’exemption des restrictions à l’exportation pour les achats de denrées alimentaires à des fins humanitaires, établie lors de la douzième Conférence ministérielle de l’OMC en 2022.
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