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Les pays en développement devraient-ils suivre l’exemple des États-Unis et de la Chine en faisant émerger des champions nationaux ?

La géopolitique modifie rapidement la configuration du commerce mondial. Le contexte général qui prévalait il y a seulement quelques décennies semble être un lointain souvenir. Durant la période de réforme des années 90 et de la première décennie 2000, les pays en développement et pays en transition ont ouvert leurs marchés et épousé la mondialisation. Cette période a coïncidé avec la création de l’Organisation mondiale du commerce, qui a mis en place un système commercial non discriminatoire fondé sur des règles. Elle a aussi été marquée par l’absence de tensions géopolitiques puisque la Chine privilégiait la croissance et que la Russie visait la stabilisation.

À présent, les dirigeants politiques débattent de l’avenir de la mondialisation. Ils s’inquiètent de la fragmentation de l’économie mondiale et de la violation des règles commerciales internationales. Le nombre d’interventions en matière commerciale augmente, sous forme de politiques industrielles et de subventions, de restrictions à l’importation pour des raisons liées à la sécurité nationale et à l’environnement, et de contrôles à l’exportation afin de sanctionner des concurrents géopolitiques et de garantir l’approvisionnement intérieur.

Que devraient faire les pays en développement pour composer avec ce nouvel environnement ? Faudrait-il qu’ils adoptent des politiques similaires en se repliant sur eux-mêmes afin de protéger des secteurs stratégiques au moyen de subventions et de mesures de réglementation commerciale ?

La question de savoir si les pays en développement devraient entrer dans l’économie mondiale ou s’en extraire suscite un débat permanent. Dans les années 50, de nombreux observateurs se montraient pessimistes à l’égard des perspectives d’exportation des pays à faible revenu et redoutaient qu’ils soient confrontés à une dégradation constante des termes de l’échange. Ils considéraient que les mécanismes économiques mondiaux creusaient les inégalités et pénalisaient toujours plus les pays en développement. Des mesures de remplacement des importations s’imposaient, pensait-on, pour que leur économie devienne plus autonome et moins tributaire d’autres marchés.

Une mauvaise interprétation de l’histoire

Le repli sur soi s’explique en partie par une interprétation singulière de l’histoire. La croyance dans le fait que les pays plus riches étaient performants parce qu’ils protégeaient leur secteur manufacturier a donné un vernis de respectabilité à la politique industrielle. Il s’agissait en réalité d’une lecture erronée de l’histoire. Malgré des droits de douane élevés, les États-Unis sont devenus une économie ouverte, à l’immigration, aux capitaux et aux technologies, dotée d’un marché intérieur extrêmement vaste sur lequel régnait une concurrence acharnée. En outre, les États-Unis ont dépassé la Grande-Bretagne, partisane du libre-échange, en termes de revenu par habitant à la fin du XIXe siècle en rehaussant la productivité de la main-d’œuvre dans le secteur des services, et non pas en accroissant la productivité dans le secteur manufacturier. En Europe occidentale, la croissance était liée au transfert des ressources, de l’agriculture vers l’industrie et les services. Les politiques commerciales censées protéger l’agriculture contre les prix bas ont probablement freiné cette transition dans des pays comme l’Allemagne.

Si l’idée d’un remplacement des importations généralisé est tombée en disgrâce il y a plusieurs décennies, le débat autour de la politique industrielle se poursuit aujourd’hui. L’exemple des pays d’Asie de l’Est à succès l’a présentée sous un jour favorable, mais, même dans ce cas, l’histoire officielle peut induire en erreur. En 1960, la Corée du Sud était accablée par une monnaie surévaluée et par des exportations représentant seulement 1 % du PIB. La capacité du pays à importer dépendait presque entièrement de l’aide des États-Unis. Après une dévaluation de la monnaie coréenne au début et au milieu des années 60, les exportations du pays sont devenues plus compétitives et se sont envolées pour atteindre 20 % du PIB au début des années 70. La principale stratégie a consisté à fixer un taux de change réaliste qui a permis un essor des exportations et à diminuer le coût du crédit pour l’ensemble des exportateurs, et non pas pour des secteurs ciblés. La politique industrielle n’a pas véritablement débuté avant le Plan de promotion des industries lourdes et chimiques de 1973–79, qui a pris fin par la suite en raison de son coût excessif et de son inefficacité. Toutefois, la croissance rapide de la Corée avait déjà été libérée avant l’ère de la politique industrielle.

Le débat autour de la politique industrielle est depuis longtemps dans l’impasse. Certains la jugent indispensable à la croissance de la productivité et à la transformation structurelle, alors que d’autres considèrent qu’elle encourage la corruption et l’inefficience. D’aucuns citent l’exemple de l’Argentine, qui a tenté de développer l’assemblage de composants électroniques dans la province de Tierra del Fuego, ce qui s’est révélé coûteux, tandis que d’autres mettent en avant des usines de haute technologie étincelantes en Chine et en Corée. Il est facile d’exagérer les conséquences. Il ressort des modèles quantitatifs que les avantages tirés de politiques industrielles même élaborées de manière optimale sont limités et peu susceptibles d’être porteurs de transformations.

La nouveauté tient au fait que les États-Unis se sont joints à la Chine pour souscrire officiellement aux politiques industrielles. La Chine est dans la course au moins depuis que le président Xi Jinping a réaffirmé le contrôle par l’État de l’économie, tournant ainsi le dos aux politiques ouvertes sur l’extérieur de Deng Xiaoping et de ses successeurs. L’initiative « Made in China 2025 », qui consiste à accorder des subventions massives à des secteurs ciblés, a fait place à l’idée d’une « double circulation », axée sur la réduction de la dépendance extérieure en renforçant l’approvisionnement par des entreprises locales et sur la recherche de l’autonomie dans les technologies essentielles. Les États-Unis ont commencé à protéger les industries de l’acier et de l’aluminium, apparemment pour des raisons de sécurité nationale, pendant l’administration Trump. Avec la loi sur les semi-conducteurs (CHIPS Act) et la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act), les États-Unis ont instauré des subventions pour « relocaliser » la production de semi-conducteurs et adopté des réglementations nationales restrictives en matière de contenu pour les véhicules électriques afin de garantir la production nationale. L’Union européenne a, quant à elle, toujours mené des politiques industrielles : en 2020, elle a annoncé une stratégie industrielle pour renforcer son « autonomie stratégique ouverte » dans le cadre de la transition vers une économie verte et numérique.

Les subventions massives à l’industrie semblent être un luxe que les pays riches peuvent se permettre.

Qu’en est-il des pays en développement ? Devraient-ils suivre le nouveau Consensus de Washington–Pékin–Bruxelles pour mettre sur pied certaines industries nationales grâce à des aides publiques et à des restrictions aux échanges ? Cette stratégie serait risquée. Les subventions pourraient finir par devenir onéreuses, et leurs effets positifs pourraient s’avérer aléatoires. Les restrictions au commerce risquent de déclencher un basculement préjudiciable vers le protectionnisme qui réduirait les recettes d’exportation et donc les importations de biens essentiels de ces pays.

Des subventions massives à l’industrie semblent être un luxe que les pays riches peuvent se permettre. Le simple fait que les États-Unis, la Chine et l’UE puissent octroyer des aides ne veut pas dire que d’autres pays devraient les imiter. Comme Ricardo Hausmann l’a rappelé, « Copier les solutions d’autres pays et les appliquer à des problèmes que vous ne rencontrez pas ou se concentrer sur des problèmes dans l’air du temps qui ne sont pas vraiment importants mène tout droit à l’inefficience, voire à la catastrophe ». Les pays en développement en proie à des difficultés financières n’ont pas les moyens d’accorder des aides substantielles à des producteurs locaux lorsque les soldes budgétaires sont instables et que la contrepartie est incertaine. Les maigres fonds publics peuvent être dépensés plus efficacement pour améliorer la santé et l’éducation et venir en aide aux personnes pauvres, plutôt que d’être affectés à des industries nationales.

Subventions à l’industrie, remplacement des importations

La Chine illustre la manière dont des subventions à l’industrie peuvent être un moyen inefficace de dépenser de maigres ressources. En 2006, la Chine a érigé la construction navale en « industrie stratégique » et commencé à accorder des subventions massives à la production et à l’investissement, principalement sous forme de crédits bon marché. D’après les données disponibles, ces mesures n’ont pas été suivies d’effets très positifs, mais ont été génératrices de gaspillages (en raison de capacités excédentaires) et de distorsions des marchés (en contraignant des pays plus efficients à s’adapter via une baisse de leur production). La part de marché mondiale de la Chine a augmenté au détriment de producteurs à bas coûts au Japon, en Corée du Sud et en Europe, mais sans que soient dégagés des bénéfices considérables pour les producteurs nationaux. Les subventions ont été dilapidées du fait de l’arrivée et de l’essor de producteurs moins efficients, ce qui a créé un excédent de capacités et a accentué la fragmentation de l’industrie. Les prêts étaient de nature politique dans la mesure où des entreprises publiques, et non pas des producteurs plus efficients issus du secteur privé, ont perçu l’essentiel des aides. Le secteur de la construction navale n’a pas eu de fortes retombées sur le reste de l’économie, et aucun signe d’un apprentissage par la pratique à l’échelle de l’industrie n’a été visible.

Des gains à l’échange sacrifiés

De même, un basculement vers des restrictions aux échanges risque de sacrifier une partie des gains que les pays en développement ont engrangés du fait de leur participation aux marchés internationaux. De nombreux pays ont progressé sur le plan économique ces dernières décennies en prenant part à l’économie mondiale plutôt qu’en fermant leurs marchés dans l’espoir de stimuler l’innovation locale. La Chine ne s’est pas enrichie grâce à la politique industrielle, mais en améliorant la productivité dans l’agriculture, en autorisant des investissements étrangers dans le secteur manufacturier et en libérant le secteur privé. En Inde, les réformes engagées en 1991 pour mettre fin au système « License Raj », à l’origine de formalités administratives qui ont étouffé les entreprises privées, et pour ouvrir l’économie continuent à dynamiser la croissance, même si d’autres réformes s’imposent. Le Bangladesh a lui aussi récolté les fruits de l’ouverture aux investissements étrangers, qui est source de capitaux et de technologies, à tel point que le pays enregistre aujourd’hui un revenu par habitant plus élevé que celui de l’Inde. D’autres pays, de l’Éthiopie au Viet Nam, ont aussi obtenu davantage de la participation à l’économie que de l’isolement économique parce qu’ils bénéficient des technologies et investissements du reste du monde.

S’il est devenu de bon ton de dénigrer les politiques économiques néolibérales du Consensus de Washington, l’ouverture qui a marqué cette période de réforme s’est traduite par une convergence entre les pays riches et pauvres à travers le monde, alors que la divergence avait été la norme par le passé. À compter de 1990 environ, les pays en développement ont commencé à afficher une croissance plus rapide et à rattraper les niveaux de revenu plus élevés dans les pays avancés.

Le débat récent autour de la fin éventuelle de la mondialisation est stérile. Ce n’est pas la fin : la mondialisation est en pleine évolution. Les pays en développement seraient mal inspirés de se détourner de l’économie mondiale et d’abandonner l’idée de stimuler les exportations et d’acquérir des technologies au-delà de leurs frontières. Ils ont encore énormément à gagner du reste du monde et beaucoup à perdre en renouant avec les politiques de fermeture du passé.

DOUGLAS IRWIN est professeur d’économie titulaire de la chaire John French au Dartmouth College et chargé de recherche principal non résident au Peterson Institute for International Economics.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.

Bibliographie :

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Broadberry, Stephen. 1998. “How Did the United States and Germany Overtake Britain? A Sectoral Analysis of Comparative Productivity Levels, 1870–1990.” Journal of Economic History 58.

Irwin, Douglas A. 2021. “From Hermit Kingdom to Miracle on the Han: Policy Decisions that Transformed South Korea into an Export Powerhouse.” Peterson Institute for International Economics Working Paper 21-14, Washington, DC.

Patel, Dev, Justin Sandefur, and Arvind Subramanian. 2021. “The New Era of Unconditional Convergence.” Journal of Development Economics 152 (September): 102687.