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La désorganisation actuelle des chaînes d’approvisionnement mondiales est un nouveau plaidoyer pour un système commercial multilatéral fondé sur les règles de l’OMC

La sécurité économique est aujourd’hui au centre du débat politique, alors qu’une série de crises, dont tout récemment la pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine, a désorganisé les chaînes d’approvisionnement mondiales. Les gouvernements du monde entier cherchent des moyens de rendre leurs pays moins vulnérables à ce type de perturbations, d’autant que la montée actuelle des tensions géopolitiques accroît encore l’incertitude. Dans ce contexte, les relocalisations et les délocalisations vers des pays alliés font partie des prescriptions de politique économique en vogue et le terme de « fragmentation mondiale » devient très récurrent.

Dans le présent article, je propose une perspective différente, en soulignant les avantages d’un système commercial multilatéral fort fondé sur les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), meilleur moyen selon moi de garantir la sécurité économique. Il conférerait en effet une souplesse sans équivalent aux ménages et entreprises touchés par les pénuries d’approvisionnement. Comme il est difficile de prévoir à quel niveau de la chaîne ces pénuries apparaîtront et qui sera en mesure d’intervenir, l’accès à un large éventail d’options extérieures est essentiel.

Il est de plus en plus évident que la « flexisécurité » offerte par le système commercial multilatéral est très efficace pour atténuer les pénuries d’approvisionnement, ce que l’adaptation de l’Éthiopie au drame de la guerre en Ukraine illustre particulièrement bien. Comme le souligne un rapport récent de l’OMC consacré aux effets du conflit sur le commerce, l’Éthiopie achetait 45 % de son blé à la Russie et à l’Ukraine avant la guerre et a vu ses importations chuter de manière spectaculaire, de 75 % pour le blé en provenance de Russie et même de 99,9 % pour le blé ukrainien. Mais elle a été capable de réagir à ces bouleversements en augmentant très sensiblement ses importations aux États-Unis et en se tournant vers l’Argentine, à qui elle n’avait encore jamais acheté de blé. Il ne fait aucun doute que ces substitutions de fournisseurs auraient été bien plus compliquées dans une économie mondiale fragmentée.

État des chaînes d’approvisionnement mondiales

Les données actuelles montrent que les chaînes d’approvisionnement mondiales sont très concentrées. Ainsi, seule une petite minorité d’entreprises américaines ont des chaînes diversifiées, et peuvent donc se procurer un même produit auprès de plus d’un pays (Antràs, Fort et Tintelnot, 2017). Au vu des données macroéconomiques, les économistes de l’OMC estiment que 19 % des exportations mondiales concernent des produits avec « goulets d’étranglement », c’est-à-dire des produits pour lesquels il existe peu de fournisseurs, alors qu’ils représentent une part de marché importante (Majune et Stolzenburg, à paraître). Il est intéressant de noter que ce pourcentage a doublé dans les 20 dernières années, signe que les chaînes d’approvisionnement mondiales sont de moins en moins diversifiées.

Bien qu’il soit tentant d’en conclure à une évidente sous-diversification, il est plus probable que ce soit simplement dû aux coûts irrécupérables importants qui accompagnent la formation des chaînes de valeur mondiales. Pour les entreprises, identifier un fournisseur étranger convenable, coordonner les processus de production et nouer une relation de confiance coûte cher, et elles doivent donc rationaliser leurs stratégies d’approvisionnement mondiales. De surcroît, les entreprises ont tout intérêt à éviter une déstabilisation des chaînes, car l’effet s’en ressent directement sur leur résultat net. D’après McKinsey, chaque décennie, la désorganisation des chaînes d’approvisionnement coûte en moyenne aux entreprises plus de 40 % du bénéfice d’une année.

La lente adaptation des chaînes d’approvisionnement mondiales aux tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis confirme aussi l’hypothèse du montant substantiel des coûts irrécupérables. Certes, comme Chad Bown l’a montré il y a peu, les premiers signes d’un découplage pour certains produits très exposés sont perceptibles. On reste néanmoins frappés par le fait que le commerce bilatéral entre la Chine et les États-Unis se situait à un niveau record en 2022, malgré le maintien de droits de douane élevés.

Au niveau macroéconomique, il convient de rappeler que la spécialisation par pays est une conséquence naturelle des mécanismes d’avantages comparatifs et une source habituelle de gains issus du commerce. D’ailleurs, j’ai déjà fait valoir que le commerce était bénéfique justement parce qu’il donne accès à des produits essentiels pour lesquels il est difficile de trouver des substituts nationaux, sachant que les 10 % de produits les plus essentiels représentent 90 % des gains du commerce (Ossa, 2015). Diversifier la production des produits à goulets d’étranglement évoqués plus haut entraînerait donc probablement des coûts sociaux élevés.

Les économistes de l’OMC estiment que la fracturation de l’économie mondiale en deux blocs rivaux ferait baisser les revenus réels d’environ 5,4 % en moyenne. Une relance du multilatéralisme pourrait au contraire leur faire gagner 3,2 %, de sorte qu’abandonner la coopération internationale pour entrer dans une rivalité géopolitique correspond à un coût d’opportunité de 8,6 %. Surtout, les coûts d’opportunité varient de 6,4 % pour les pays développés à 10,2 % pour les pays en développement et 11,3 % pour les pays les moins avancés. Les pays à faible revenu sont ceux qui ont le plus à perdre, car ils seront les principaux bénéficiaires des retombées technologiques positives associés au commerce international.

Arguments en faveur d’une intervention des pouvoirs publics

Une étude récente analyse de manière plus formelle les arguments plaidant pour une intervention des pouvoirs publics en cas de dysfonctionnements des chaînes d’approvisionnement (Grossman, Helpman et Lhuillier, 2023). Les auteurs identifient deux défaillances opposées des marchés que les pouvoirs publics seraient potentiellement en mesure de corriger. D’un côté, les entreprises sont incitées à sous-investir dans la résilience des chaînes d’approvisionnement, parce que certains des coûts liés à la désorganisation de ces chaînes sont supportés par les consommateurs. D’un autre côté, les entreprises sont incitées à surinvestir dans la résilience, parce qu’elles seraient susceptibles de bénéficier des possibilités de gains exceptionnelles résultant d’une désorganisation des chaînes. En fin de compte, il est assez difficile de trancher quant à l’opportunité d’une intervention des pouvoirs publics, qui peuvent être favorables au statu quo, à des relocalisations ou des délocalisations, ou les deux.

En pratique, cela signifie que les arguments en faveur de l’interventionnisme sont peu consistants. La résilience est souhaitable, mais aussi coûteuse et rien ne permet de penser que les entreprises sont systématiquement sous ou surexposées aux risques des chaînes d’approvisionnement. Cela étant, il faut préciser que cette analyse fait abstraction de certaines des considérations de sécurité nationale qui agitent le débat politique actuel. Il y a sans doute des contextes dans lesquels on pourrait faire valoir que les entreprises n’internalisent pas les coûts externes que génèrent leurs activités commerciales en matière de sécurité, ce qui pourrait donc justifier des interventions limitées dans les chaînes d’approvisionnement pour internaliser ces externalités.

Les considérations théoriques qui précèdent sont globalement confirmées par les données factuelles. Finalement, le commerce mondial s’est révélé d’une résilience remarquable, et il a été une source de résilience importante pendant la pandémie et la guerre en Ukraine. Après la flambée de COVID-19, les échanges commerciaux se sont redressés en à peine trois mois après le ralentissement du deuxième trimestre 2020. Les ménages ont pu se procurer de quoi faire face à l’urgence de santé publique, à savoir des masques, des vaccins et l’équipement nécessaire au télétravail. Un an après le début de la guerre en Ukraine, le commerce répond à nouveau très largement aux attentes, après des difficultés initiales liées à la chute de production de certains produits comme le blé. Il a ainsi été possible de quasiment éviter les pénuries, y compris dans les pays les plus exposés comme l’Égypte, l’Éthiopie et la Türkiye.

Intérêt d’un système commercial multilatéral fort

Il ressort de ces réflexions que le principal rôle des pouvoirs publics serait d’offrir un cadre économique permettant aux chaînes d’approvisionnement résilientes de prospérer. L’objectif premier est de défendre le système commercial multilatéral, qui veille à ce que les barrières aux échanges soient peu élevées, non discriminatoires et prévisibles. Il faut se souvenir que le système commercial multilatéral est une réalisation historique de la communauté internationale, ce n’est pas la politique commerciale internationale à l’état naturel. Il a été créé dans un « moment constitutionnel » après la Seconde Guerre mondiale, au terme de trois décennies de démondialisation catastrophiques.

Le fait que le système commercial multilatéral soit fondé sur des règles est particulièrement important pour la sécurité des chaînes d’approvisionnement, car il réduit le risque de désorganisation liée aux politiques tout en augmentant les chances que les marchés restent ouverts s’il devient vraiment urgent d’avoir accès à de nouvelles sources d’approvisionnement. Ces avantages disparaîtraient dans un système commercial régi par les rapports de force, où les pays auraient tout loisir d’ajuster leurs politiques commerciales comme bon leur semblerait.

Il a été établi dans de nombreuses publications que l’incertitude relative aux politiques commerciales freinait les flux d’échanges. Handley (2014), par exemple, a montré qu’une réduction des droits consolidés faisait augmenter les flux commerciaux, même si les droits appliqués restaient inchangés. En effet, la baisse des droits consolidés atténue l’incertitude entourant les politiques commerciales, en limitant l’ampleur des variations possibles des droits appliqués. Certains pays appliquent des droits inférieurs aux droits consolidés en vertu de leurs engagements vis‑à‑vis de l’OMC, ce qui donne lieu à un excédent tarifaire.

Plus largement, il est crucial de préserver la crédibilité du système commercial multilatéral. Il faut savoir non seulement sur quoi les pays s’engagent, mais aussi le degré de crédibilité accordé à ces engagements. Cela signifie que toute violation des règles de l’OMC entraîne des dommages collatéraux considérables, nuisant au fonctionnement de l’ensemble du système commercial multilatéral. Le défi que doit relever l’OMC, à savoir préserver la crédibilité du système commercial multilatéral, n’est pas très différent de celui auquel font face les banques centrales, qui doivent ancrer les anticipations d’inflation.

Il ne faut pas en conclure pour autant que le cadre économique dans lequel s’inscrivent les échanges commerciaux ne peut être amélioré. Si le but est de renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement mondiales, ce que l’OMC nomme « remondialisation » s’impose comme un principe directeur naturel. L’idée est de travailler à une mondialisation plus inclusive, qui permettra à un plus large éventail de pays de participer aux chaînes de valeur mondiales.

RALPH OSSA est économiste en chef à l’Organisation mondiale du commerce.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.

Bibliographie :

Antràs, Pol, Teresa C. Fort, and Felix Tintelnot. 2017. “The Margins of Global Sourcing: Theory and Evidence from U.S. Firms.” American Economic Review 107 (9): 2514–64.

Grossman, Gene M., Elhanan Helpman, and Hugo Lhuillier. 2023. “Supply Chain Resilience: Should Policy Promote International Diversification or Reshoring?” Forthcoming in the Journal of Political Economy.

Handley, Kyle. 2014. "Exporting under Trade Policy Uncertainty: Theory and Evidence." Journal of International Economics 94 (1): 50–66.

Majune, Sokrates K., and Victor Stolzenburg. Forthcoming. "Mapping Global Concentration in Trade Flows." WTO Staff Working Paper, World Trade Organization, Geneva.

Ossa, Ralph. 2015. "Why Trade Matters after All." Journal of International Economics 97 (2): 266–77.