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Il est temps de reconsidérer le cadre du commerce mondial pour lui assurer un avenir durable

Quand je suis devenu le représentant des États-Unis pour le commerce extérieur en 2013, mon fils de 11 ans a voulu savoir en quoi consistait mon nouveau travail. Il m’avait accompagné en Inde l’année d’avant et nous avions rendu visite à l’ambassadeur des États-Unis, dans sa magnifique résidence à Delhi. Mon fils savait qu’en raison de mon titre de représentant pour le commerce extérieur, les gens s’adressaient à moi aussi en utilisant la formule « Monsieur l’Ambassadeur » ; pourtant, nous n’emménagions pas dans un nouveau pays ni une nouvelle maison. Curieux, il m’a demandé : « Il fait quoi au juste le représentant pour le commerce extérieur ? »

Je lui ai proposé de regarder les étiquettes cousues sur les habits rangés dans son armoire. « Made in Mexico », « Made in Bangladesh », « Made in Cambodia ». « Toutes ces étiquettes correspondent à un accord commercial ou un programme de préférences commerciales négocié entre plusieurs pays. Tout est lié au commerce », lui ai-je répondu.

Au cours de la décennie suivante, le commerce international a connu quelques péripéties notables. Les accords commerciaux et la mondialisation avaient jadis été célébrés, parce qu’ils créaient des chaînes d’approvisionnement efficaces et dynamiques, sortaient des centaines de millions de gens de la pauvreté et faisaient baisser les prix pour les consommateurs du monde entier. Par la suite, le retour de bâton avait été violent, motivé par la crainte que la libéralisation des échanges et la délocalisation des activités manufacturières n’aient vidé l’industrie de sa substance dans les pays développés. Aujourd’hui, les pays mènent des politiques plus nationalistes, et nous nous lamentons cette fois sur l’avenir du système commercial multilatéral, en nous inquiétant plus particulièrement pour le rôle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Scrutée avec la plus grande attention, la mondialisation évolue elle aussi. Les rumeurs de sa disparition sont très exagérées ou pour le moins prématurées. Il est vrai que certains pays se sont retirés des négociations visant à libéraliser le commerce, mais d’autres, en Afrique en particulier, poursuivent dans cette voie. Les entreprises réévaluent leurs chaînes d’approvisionnement, en ne s’attachant plus seulement à l’efficacité, mais en privilégiant également la sécurité, la résilience et l’emploi. Il y a eu des relocalisations, mais aussi des délocalisations vers des pays proches ou alliés. Le commerce international continue de prospérer.

Dans le même temps, le système commercial mondial a atteint un point d’inflexion. Les principaux sujets de préoccupation, comme la convergence des politiques climatiques et commerciales, pourraient renforcer la coopération internationale ou fissurer davantage le système. Et de vraies questions se posent sur les limites du multilatéralisme et la nécessité de trouver un nouveau consensus politique au sujet du commerce.

Convergence des questions climatiques et commerciales

En fin d’année dernière, je me suis rendu en Égypte à l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 27). Il était urgent d’échanger sur le climat. Les dirigeants nationaux, les spécialistes de l’environnement, les scientifiques et les chefs d’entreprise se sont tous concentrés sur ce qui pouvait être fait pour lutter contre le réchauffement de la planète.

La conférence elle-même a produit des résultats modestes, mais, rétrospectivement, les actions les plus ambitieuses pourraient bien être les mesures unilatérales décidées l’an dernier par les grands pays, notamment la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act — IRA) des États-Unis et le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’Union européenne (UE).

La loi américaine adoptée en août dernier est considérée comme un des textes législatifs les plus importants jamais promulgués aux États-Unis en matière de climat. Cette loi prévoit de consacrer 400 milliards de dollars à la question climatique en une décennie. À titre incitatif, par exemple, un crédit d’impôt à la consommation de 7 500 dollars est proposé aux acheteurs de véhicules électriques, et les entreprises manufacturières installées aux États-Unis sont subventionnées pour produire des technologies propres et de l’énergie verte.

Le MACF, qui entre en vigueur en octobre, instaurera une redevance — l’UE prend bien soin de ne pas parler de droit ou de taxe — sur les produits originaires de pays n’ayant pas de mécanismes de tarification du carbone comparables.

L’IRA a essuyé les critiques des partenaires commerciaux des États-Unis non signataires d’accords de libre-échange, qui invoquent le caractère discriminatoire de ces subventions et le risque de voir des investissements liés aux énergies propres affluer de l’étranger, ce qui a incité l’UE à proposer un programme supplémentaire de subventionnement des énergies propres. Le MACF a suscité des inquiétudes, car il est très difficile de mesurer les émissions et de comparer les mécanismes de tarification du carbone ; de ce fait, les décisions unilatérales de l’UE pourraient servir des visées protectionnistes, y compris aux dépens de pays en développement.

Même si les politiques climatiques et commerciales relevaient jusque-là de deux régimes distincts, elles convergent à présent, et s’opposent parfois. Il reste à savoir si les grandes puissances économiques collaboreront entre elles ou suivront chacune leur propre voie.

Vers un plurilatéralisme ouvert ?

L’OMC peut-elle régler un problème de ce type ? Sans doute pas, en tout cas pas à brève échéance. Depuis sa création en 1995, l’OMC a été lente ou inapte à vraiment finaliser des accords multilatéraux, à l’exception notable des accords concernant respectivement la facilitation des échanges et les subventions à la pêche, deux textes multilatéraux essentiels.

Bien que les économistes du commerce considèrent les accords multilatéraux comme le degré le plus élevé et le plus abouti de la libéralisation du commerce, ce dont nous avons tous été témoins dans les dernières décennies a montré clairement l’absence de consensus sur ce que les grands pays attendent du système commercial mondial et sur le rôle que l’OMC devrait jouer. Or il est difficile de réussir une réforme institutionnelle sans consensus politique préalable.

Il faut à présent que les dirigeants des principales puissances économiques aient un débat de fond sur les attentes changeantes et souvent contradictoires que suscite le système commercial mondial. Jusqu’à quel point devrait-il privilégier l’efficacité économique ? Ou bien les priorités industrielles nationales ? Ou le développement économique ? Dans quelle mesure devrait-il traiter des questions de travail et d’environnement ? Devrait-il contribuer à rendre les règles du jeu plus équitables, à discipliner les entreprises publiques et à évaluer les subventions ? En dernier ressort, le but devrait-il être de créer un système fondé sur des règles ainsi que des mécanismes en assurant le respect ?

Telles sont les questions fondamentales auxquelles il faut répondre avant toute réforme importante de l’OMC. Et il n’est pas possible d’y répondre en ignorant ou en écartant simplement la réalité des démocraties, des politiques intérieures ou de l’opinion publique. Le populisme, le nationalisme, le nativisme et le protectionnisme existent. Ils ne devraient pas nous dicter une politique économique du plus petit dénominateur commun, mais il faut bel et bien en tenir compte.

Pendant ce temps, en l’absence de consensus sur le système commercial mondial, le monde continue de tourner sur son axe, les technologies progressent et les pays évoluent. Aujourd’hui, plus que jamais, il faut former des coalitions pour fixer les normes qui peuvent servir de socle à une approche plus globale.

Prenons l’économie numérique. Dans bien des pays, les aspects relatifs au rôle des services numériques, aux données, à la confidentialité et la cybersécurité, pour n’en citer que quelques-uns, ont potentiellement plus d’effets que les droits de douane.

Les disciplines introduites dans les accords commerciaux régionaux et bilatéraux passés définissent des normes élevées concernant certaines des problématiques actuelles les plus importantes pour l’économie mondiale. Une collaboration entre secteurs public et privé est bien sûr possible, sachant toutefois qu’une action unilatérale de l’une ou l’autre partie pourrait accentuer les frictions commerciales.

Faute de consensus en faveur d’accords multilatéraux, un plurilatéralisme ouvert— c’est-à-dire la négociation d’accords entre pays désireux d’aller au-delà du plus petit dénominateur commun et de respecter les normes fixées — pourrait bien être la voie la plus prometteuse pour défendre des enjeux commerciaux importants. La série d’accords commerciaux signés récemment, de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste à l’Accord entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, illustre très bien cette nouvelle manière d’aller de l’avant.

Les défis auxquels fait face le système commercial mondial sont peut-être plus complexes qu’à l’époque du « voyage » dans le placard de mon fils une décennie plus tôt, mais il est plus important que jamais que nous réussissions à les relever. Il y a bien trop en jeu pour que nous baissions la garde.

MICHAEL FROMAN est le nouveau président du Conseil des relations extérieures. Il a été le représentant des États-Unis pour le commerce extérieur, puis vice-président et président de la croissance stratégique chez Mastercard.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.