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Bob Simison brosse le portrait d’Anne O. Krueger, dont les recherches ont permis de bâtir le système commercial mondial qui est aujourd’hui menacé

Lorsque l’ancien président des États-Unis Donald Trump menait une guerre commerciale contre la Chine pour des milliards de dollars, l’économiste Anne Krueger a décidé de prendre position. En plus de soixante ans de carrière, les recherches inédites de Krueger en Inde, en Corée du Sud et en Türkiye ont profondément modifié la pensée des décideurs politiques concernant l’importance du commerce dans l’amélioration des vies de millions de personnes. Tout ceci était alors menacé.

La réponse de Krueger à Trump a pris la forme d’un livre de 300 pages publié en 2020 et intitulé International Trade: What Everyone Needs to Know (Commerce international : ce que tout le monde doit savoir). C’est un argumentaire puissant qui montre comment le commerce mondial bénéficie à des milliards de personnes et a sorti des millions de gens de la pauvreté. « La protection ne crée pas d’emplois », écrit-elle. « Le commerce détruit bien moins d’emplois que ce qu’on croit souvent… Si la guerre commerciale continue, les dégâts économiques pour le monde entier augmenteront. »

Âgée aujourd’hui de 89 ans, la professeure d’économie de l’Université Johns Hopkins continue de lutter vigoureusement contre la vague protectionniste qui submerge la planète. Elle va de conférence en conférence et écrit chaque mois pour le forum en ligne de renommée internationale « Project Syndicate ». Ses derniers articles étaient intitulés « La politique industrielle des États-Unis est contre-productive », « Le multilatéralisme reste ce qu’il y a de mieux » et « Partir à l’aveugle dans une guerre commerciale mondiale ».

« C’est décourageant », explique-t-elle. « On se rendra bientôt compte que ce sont des erreurs. [Le Président des États-Unis Joe] Biden est internationaliste, mais son gouvernement est devenu très protectionniste. Cela nuira aux États-Unis et au reste du monde. »

Ce n’est pas une opinion populaire. Dans les pays développés, les pertes d’emplois attribuées à la mondialisation ont entraîné des décennies de manifestations. L’ascension de la Chine au rang de puissance exportatrice a soulevé des inquiétudes en matière de sécurité nationale. Et les perturbations dues à la pandémie ont amorcé une tendance visant à remplacer les chaînes d’approvisionnement mondiales par des blocs d’échanges régionaux et à s’approvisionner auprès de ses alliés.

Mais Krueger n’a jamais été du genre à suivre la sagesse populaire. Dans les années 60, il était globalement admis que les pays en développement devaient protéger leurs entreprises nationales en contrôlant les taux de change et les courbes d’importation. Les données qu’elle a recueillies directement auprès d’entreprises turques ont montré que, au contraire, ces politiques freinaient la croissance. Par la suite, ses recherches ont bouleversé les théories du développement.

Krueger a été directrice générale adjointe du FMI de 2001 à 2006, après avoir été économiste en chef à la Banque mondiale vingt ans plus tôt. Elle a formé plusieurs générations d’économistes à l’Université du Minnesota, à l’Université Duke, à celle de Stanford, à l’Université Johns Hopkins et ailleurs. Parmi ses dizaines d’ouvrages et d’articles universitaires, l’un d’entre eux fait partie de la liste des vingt meilleurs articles publiés au cours de son premier siècle d’existence par la célèbre American Economic Review, de l’American Economic Association (qu’elle a présidée en 1996). D’autres économistes la présentent depuis longtemps pour l’obtention du prix Nobel eu égard à l’influence considérable de ses travaux sur les échanges commerciaux.

Condoleezza Rice, ancienne secrétaire d’État des États-Unis, la décrit ainsi : « Anne Krueger est vraiment une icône du changement ». Ces deux femmes sont devenues collègues, amies et partenaires de golf dans les années 90, lorsque Rice, économiste politique, était doyenne de l’Université Stanford et que Krueger dirigeait un institut de recherches en économie qu’elle avait fondé là-bas. « Anne faisait avancer les choses. Elle est une universitaire de premier plan qui a la capacité rare de faire le lien entre le niveau universitaire et l’élaboration de politiques. Elle est respectée au plus haut point par les économistes. »

Économiste par accident

De son propre aveu, Anne Krueger est devenue économiste par accident. Après avoir grandi dans toute la partie Ouest de l’État de New York, elle a suivi ses études à Oberlin College, dans l’Ohio. Elle se concentrait sur les études de droit et n’a choisi l’économie comme spécialisation que dans sa dernière année. Dans une brève autobiographie tirée d’un livre de 2014 sur de brillants économistes, elle explique avoir pris des cours d’économie « parce qu’elle pensait qu’il fallait comprendre l’économie pour comprendre le droit et la politique ». Mais elle n’avait pas les fonds nécessaires pour une école de droit. Elle a alors obtenu une bourse d’études en économie à l’Université du Wisconsin. « J’allais donc devoir étudier l’économie », a-t-elle écrit.

À l’issue de son doctorat au Wisconsin, en 1958, Anne Krueger est devenue professeure d’économie à l’Université du Minnesota, où elle est restée jusqu’à son départ pour la Banque mondiale en 1982. Elle a expliqué par la suite que, dans les années 50 et 60, les économistes estimaient que le libre-échange serait néfaste aux pays en développement, car ceux-ci ne pourraient pas entrer en concurrence sur les marchés d’exportation. Les gouvernements devaient donc protéger leurs industries nationales de la concurrence de l’importation et investir directement dans la production nationale, ou au moins la subventionner.

« Nous aimons tous voir les gens aller mieux et essayer d’aider les pauvres », précise aujourd’hui Krueger. Les politiques protectionnistes qui avaient cette ambition n’ont tout simplement pas fonctionné. Elle fait remarquer que, depuis que l’Inde et la Chine se sont ouvertes aux échanges internationaux, la pauvreté a chuté à l’échelle mondiale.

En 1965, alors en détachement en Türkiye pour l’Agence des États-Unis pour le développement international, elle s’est entretenue avec des dizaines d’entrepreneurs et a montré comment ce type de politiques entraînait en fait la contrebande et un gâchis latent. D’après elle, cela comprenait « l’« exportation » par navires entiers de pierres, qui étaient ensuite larguées par-dessus bord (pour obtenir les subventions à l’exportation), la mauvaise évaluation de produits comme le tabac (les inspecteurs étaient corrompus par les agriculteurs pour surévaluer la qualité du tabac) [et] le stockage déraisonné de pièces détachées et même de machines entières » pour éviter les contrôles à l’importation.

Elle a plus tard étudié plus de 50 fournisseurs de pièces automobiles en Inde, en 1968. Elle explique que certains lui ont communiqué des données tirées « des trois ensembles de registres qu’ils tiennent : celui destiné au fisc, celui destiné au public et celui servant à la gestion ». Ses découvertes sur la réaction des entreprises turques et indiennes aux politiques économiques protectionnistes l’ont conduite à écrire un article fondateur, intitulé « L’économie politique d’une société visant la rente », publié en 1974 dans l’American Economic Review.

Elle a montré dans cet article les coûts pour le bien-être public de ces politiques, comme les restrictions aux échanges commerciaux et les autorisations d’importation, qui encouragent certains acteurs de marché à essayer de récupérer ou de recueillir ce que les économistes appellent des « rentes ». Lorsqu’en 2010 l’American Economic Review a élevé cet article au rang des vingt plus importants articles qu’elle avait publiés au cours du siècle écoulé, elle l’a loué pour avoir participé à l’émergence « d’une littérature pléthorique sur le rôle de la corruption et de la gouvernance dans le cadre du processus de développement économique ».

La revue précisait ainsi que, « en relevant l’importance des activités visant la rente et en proposant un cadre d’analyse du coût de ces activités pour le bien-être, cet article a ouvert l’analyse économique du choix d’instrument politique des gouvernements ». Les autres économistes dont les travaux figuraient parmi cette liste de vingt articles étaient notamment les lauréats du prix Nobel Milton Friedman, Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Robert Shiller.

Aux côtés de l’éminent économiste Jagdish Bhagwati, enseignant au Massachusetts Institute of Technology, puis à l’Université Columbia, Krueger a organisé dans les années 70 une série de conférences et d’études centrées sur les politiques d’échanges commerciaux dans dix pays en développement. Ce projet s’est conclu par la publication d’un ouvrage sur chaque pays et de deux livres synthétiques, l’un écrit par Bhagwati et l’autre par Krueger.

Anne Krueger a ainsi expliqué que, « à la grande surprise des participants, et parfois à notre propre surprise, de nombreux phénomènes identiques ont été relevés dans les dix pays concernés par ce projet ». Cette étude a montré que le coût des politiques de restriction des importations surpassait les bénéfices. « Depuis les années 80, les pays en développement ont pour la plupart supprimé l’essentiel de leurs restrictions quantitatives, sont passés à des taux de change plus réalistes et ont grandement diminué leurs tarifs douaniers. »

Des avis novateurs sur les politiques

« Elle a montré les distorsions et le coût en termes de bien-être engendrés par certaines politiques, en associant une expérience de terrain à une base théorique », avance Douglas A. Irwin, économiste de l’Université de Dartmouth. Il explique que ces recherches ont changé la perspective des économistes et des décideurs sur les politiques commerciales.

À titre d’exemple, les politiques commerciales de la Corée du Sud dans les années 50 ont freiné la croissance. Krueger a affirmé que, à la suite de la mise en place par le gouvernement sud-coréen des systèmes d’échanges plus ouverts, l’économie a décollé, ce qui a profité à des millions de personnes. Les résultats de ces évolutions en Corée du Sud et des évolutions similaires en Türkiye et en Inde l’ont convaincue des avantages globaux des politiques de libre-échange.

Elle conclut ainsi : « À mon avis, la croissance économique produit aussi les ressources qui permettent de résoudre efficacement les problèmes de société, comme ceux relatifs à l’environnement. Par ailleurs, au fur et à mesure que les personnes échappent à la pauvreté, elles exigent davantage un meilleur environnement et d’autres biens publics, ce qui permet au gouvernement de remédier plus volontiers à ces questions. »

« Elle a changé la manière de penser dans les pays en développement, ce qui a entraîné davantage de libre-échange et de croissance », précise Arvind Panagariya, économiste à l’Université Columbia et spécialiste de premier plan en matière d’échanges commerciaux. « Elle a beaucoup influencé le monde entier et a considérablement changé la vie de millions de personnes qui sont sorties de la pauvreté », poursuit-il.

En tant qu’économiste en chef de la Banque mondiale de 1982 à 1986, Anne Krueger a œuvré à davantage aligner les politiques de l’institution en matière de lutte contre la pauvreté dans le monde sur les résultats de ses recherches. Elle se rappelle notamment que, dans le rapport annuel de la Banque mondiale de 1983, elle avait réussi à mettre un terme aux activités de prêts à des installations touristiques publiques menées par l’organisation, et qu’elle avait poussé la Banque à davantage investir dans l’agriculture.

En 2003, alors première directrice générale adjointe du FMI, Krueger a dû assurer le recrutement de l’économiste en chef. Elle s’est tournée vers Raghuram Rajan, qu’elle connaissait depuis quelques années.

« Je lui ai dit que je ne connaissais pas la macroéconomie », se souvient Rajan. « Elle m’a répondu, moi non plus. » En plaisantant, bien évidemment. Après la crise financière asiatique de la fin des années 90, Krueger a compris que le FMI devait renforcer son expertise du secteur financier et de son impact sur les pays. La finance est justement le domaine de prédilection de Rajan.

« Le secteur financier peut très mal comprendre les choses », explique Rajan. « Lorsqu’il y a une crise, celle-ci force les gouvernements à sauver le secteur financier, ce qui pèse sur les finances nationales. » En sa qualité d’économiste en chef sous la tutelle d’Anne Krueger, Rajan a étendu la capacité du FMI à évaluer la stabilité du secteur bancaire des pays. Il a ensuite été gouverneur de la banque centrale indienne et exerce aujourd’hui comme professeur de finances à l’Université Booth School of Business de Chicago.

Remédier aux crises de la dette

L’une des plus grandes réussites d’Anne Krueger au FMI a été la mise au point d’une proposition de mécanisme de restructuration de la dette souveraine, appelé « MRDS ». Le MRDS de Krueger a été étouffé dans l’œuf pour des raisons politiques. Mais le problème de l’incapacité des pays en développement à rembourser leur dette n’a pas disparu ces deux dernières décennies, et l’absence d’un tel système de réorganisation de faillite dans le cadre de la dette nationale touche des millions de personnes.

« Les pauvres de la planète ne devraient pas payer le prix des désaccords entre les plus grands créanciers du monde », s’insurge Krueger dans son éditorial d’avril 2023 du Project Syndicate. Elle y mentionne la crise de la dette qui a secoué le Sri Lanka l’année dernière et explique que, le gouvernement ne pouvant obtenir un allégement de sa dette, il n’a pas pu acquérir des denrées alimentaires, du carburant, des médicaments et d’autres biens de première nécessité. « Il faut de toute urgence améliorer la méthode de la communauté internationale visant à répondre aux crises de dette souveraine. »

Krueger a proposé que le FMI joue un rôle central en vue d’aider les pays endettés qui manquent d’argent à élaborer des plans de restructuration qui seraient équitables pour les créanciers, notamment les institutions financières privées. Le MRDS comprendrait des fonctionnalités tirées de la restructuration en cas de faillite privée, comme la protection contre les poursuites judiciaires des créanciers. Cela demanderait la construction d’un cadre juridique international afin de permettre à une majorité de créanciers de prendre des décisions contraignantes pour l’ensemble des créanciers, ce qui éliminerait le problème des dissidents.

Dans son éditorial d’avril 2023, Anne Krueger faisait remarquer que la Chine représente près de la moitié des prêts octroyés aux pays pauvres, et que son « refus de concéder les mêmes coupes que d’autres créanciers » constituait un obstacle majeur pour résoudre des crises comme celle du Sri Lanka.

En fin de compte, cette proposition n’est pas parvenue à surmonter l’opposition des États-Unis, du Royaume-Uni et du G7. « Les gens n’aimaient pas l’idée qu’une organisation internationale non élue [le FMI] puisse interférer avec des droits contractuels et entraîner le passage en pertes et profits de prêts », explique Matthew Fisher, qui a été l’un des principaux assistants de Krueger sur ce projet.

À la place, la communauté internationale a adopté une proposition en vogue depuis les années 90 visant à inclure des clauses d’action collective dans les obligations souveraines. Les dispositions prévoient un mécanisme permettant à une majorité de détenteurs des titres de prendre des décisions qui s’appliquent à tous.

« Nous n’aurions même pas ce mécanisme si Anne n’avait pas défendu le MRDS », estime Rhoda Weeks-Brown, aujourd’hui directrice du département juridique du FMI. Elle a travaillé sur ce projet avec Anne Krueger lorsqu’elle était membre junior du département juridique. « C’était quelque chose de très inhabituel et courageux pour le FMI, et elle avait la vision et les capacités de direction pour s’engager sur ce projet. »

Krueger estime toujours que le MRDS « doit entrer en vigueur un jour », et certains de ses collègues sont du même avis. « La mort du projet était politique, mais pas intellectuelle », avance Sean Hagan, professeur de droit à l’Université de Georgetown et membre du département juridique du FMI à l’époque, qui a ensuite assuré la direction de ce département.

Krueger explique ainsi que « les gouvernements ont des difficultés à cause de mauvaises politiques. Nous avons besoin de quelqu’un comme le FMI pour examiner les politiques et signaler celles qu’il convient de changer. »

« Force de la nature »

Parmi ses pairs, Anne Krueger a atteint le statut d’icône, de brillante « force de la nature » et de « dure à cuir », comme le formulent certains collègues. Outre la grande influence de ses travaux, il y a un autre aspect qu’elle préfère ne pas évoquer.

« En tant que femme, elle a surmonté de nombreux obstacles, ce qui était une énorme contribution », explique Rajan de l’Université Booth de Chicago. « Mais elle est si compétente que personne ne pourrait dire qu’elle a obtenu ces postes parce qu’elle était une femme. Elle les a obtenus parce qu’elle est bigrement compétente. Elle a eu un parcours extrêmement impressionnant et n’en a jamais parlé. Elle a rendu cela plus facile pour les autres. »

Weeks-Brown révèle que Krueger lui a servi d’inspiration et de modèle. « C’était une femme à ce poste-là, et à l’époque cela voulait dire beaucoup. Cela fait partie de son héritage. Elle a été la première directrice générale adjointe du FMI. Des femmes l’ont prise en exemple pour sa vision, sa conviction et son efficacité. »

De son côté, Anne Krueger explique qu’elle veut simplement être reconnue comme économiste.

BOB SIMISON est journaliste indépendant ; il a travaillé au journal The Wall Street Journal et aux agences Detroit News et Bloomberg News.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.