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La politique industrielle verte favorisera la décarbonisation, mais à quel prix pour les échanges commerciaux ?

Le retour en grâce de la politique industrielle écologique est à double tranchant. D’un côté, les dispositions protectionnistes de la loi des États-Unis sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act ou IRA) ont été cruciales pour lancer les plus importants investissements climatiques des États-Unis à ce jour. Sans les exigences d’approvisionnement national et d’assemblage final national de cette loi, l’engagement du président Joe Biden de réduire les émissions des États-Unis de 50 % à 52 % d’ici 2030 aurait été inatteignable. De l’autre côté, ces mêmes dispositions protectionnistes ont grandement irrité les partenaires commerciaux des États-Unis et gauchissent brutalement, pour ne pas dire qu’elles brisent, les règles du commerce international établies par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) concernant l’égalité de traitement entre les fournisseurs étrangers et nationaux.

L’administration Biden cherche à réduire les préoccupations relatives à l’IRA, qui a pris par surprise de proches alliés des États-Unis. Cependant, cette friction pourrait n’être que le coup de semonce d’une décennie marquée par des tensions écologiques sur les échanges commerciaux. Il serait naïf de penser que l’intersection des politiques commerciales et climatiques ira en s’amenuisant, et non en se renforçant, avec le temps.

Le monde devrait saluer l’IRA et les autres politiques industrielles vertes, qui constituent des mesures de fond durables visant à réaliser les engagements climatiques pris en vertu de l’Accord de Paris. Malgré tout, elles ne sont pas sans risque. De leur côté, les États-Unis et les autres nations devraient mettre en place des garde-fous afin de préserver les règles du commerce international sur lesquelles repose la prospérité mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale.

Politiques nationales, règles internationales

L’association de mesures climatiques à une politique industrielle, typique des États-Unis, n’a rien d’unique. Les incitations politiques qui ont façonné l’IRA ne sont pas propres aux États-Unis. Pour de nombreux autres pays, élaborer des politiques climatiques ambitieuses qui ne s’attaquent pas aux appuis nationaux essentiels requiert un savant dosage de subventions, de tarifs douaniers et de réglementations que les règles commerciales actuelles décourageraient fortement, voire interdiraient tout bonnement. L’incitation aux investissements mondiaux dans les énergies propres attendue de cette loi constitue déjà pour d’autres pays un encouragement à faire de même.

Par exemple, la réaction européenne (le plan industriel du Pacte vert et le règlement pour une industrie « zéro net », conçu pour mettre en œuvre ledit plan) est remarquablement semblable à l’IRA. Le règlement en question assouplirait plus avant les règles relatives aux aides publiques, à savoir les règlements de l’Union européenne (UE) relatifs aux subventions nationales autorisées, afin de couvrir plus de types de projets d’énergies propres. L’UE avait déjà rendu moins strictes les règles relatives aux aides publiques au début de la pandémie de COVID-19, puis après l’invasion russe de l’Ukraine. Le plan industriel du Pacte vert comprendra aussi diverses mesures de financement et accorde la priorité à la formation de la main-d’œuvre afin de rendre les travailleurs européens le plus aptes possible à l’emploi dans le domaine de la transition énergétique.

Il est important de noter que l’Europe octroiera aussi ses propres subventions à la production locale, sous la forme d’un projet de Fonds européen de souveraineté, qui financerait des initiatives de politique industrielle, et d’un Fonds pour l’innovation visant à financer des projets de démonstration innovants. Ce plan insiste sur des objectifs ambitieux de production nationale pour une large gamme de technologies d’énergie propre, notamment les éoliennes, les panneaux photovoltaïques, les pompes à chaleur, les batteries et les électrolyseurs.

Ce plan européen découle des préoccupations justifiées des pays de l’UE, inquiets à l’idée que leurs entreprises nationales se délocalisent vers le marché nord-américain pour bénéficier des généreuses subventions de l’IRA. Ces inquiétudes coïncident avec des prix de l’énergie élevés (poussés notamment par la guerre de la Russie contre l’Ukraine) qui risquent de nuire à de grandes entreprises industrielles européennes, comme le géant allemand de la chimie BASF SE et le fabricant d’acier ArcelorMittal. La forte incitation de l’IRA en direction du marché étatsunien se traduira par de nouveaux investissements de plusieurs milliards dans les énergies propres, mais pourrait aussi retirer des milliards aux programmes de production écologique en Europe et ailleurs, notamment dans les marchés émergents.

Dans le même temps, une lutte concernant la tarification du carbone se profile à l’horizon. En décembre de l’année dernière, l’UE a achevé son mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), qui étend le prix du carbone européen aux produits importés à forte intensité en gaz à effet de serre. Comme cela avait été proposé, ce mécanisme finira par imposer des tarifs douaniers à un grand nombre de pays qui n’ont pas de tarification nationale du carbone, notamment les États-Unis et la plupart des pays en développement. Bien qu’il soit conçu pour satisfaire aux règles existantes relatives au commerce international, le MACF de l’UE a déjà provoqué des réactions négatives de dirigeants du monde entier. Les propositions des États-Unis visant à imposer des tarifs sur les émissions de carbone intégrées aux importations, notamment l’Accord mondial sur l’acier et l’aluminium durables (GASSA) de l’administration Biden, vont sans aucun doute provoquer également l’ire des pays en développement, compte tenu de l’absence de taxes comparables sur les produits nationaux des États-Unis. La demande de ces pays d’augmenter le financement climatique, notamment au regard des pertes et des dégâts découlant du changement climatique, qui a gagné en popularité à la COP27, ne fait que renforcer leur colère. Afin d’évoluer sur la chaîne de valeur, les pays en développement, qui ne sont pas en mesure de rivaliser par leurs propres subventions, pourraient plutôt limiter les importations de technologies d’énergie propre et imposer des contrôles aux exportations sur les matières premières, en particulier sur les minéraux essentiels, en raison du poids politique et économique de ces mesures.

Les controverses relatives aux subventions vertes et à la tarification du carbone pourraient engendrer encore plus de conflits latents mêlant climat, échanges commerciaux et politique industrielle tout au long de la décennie. La Directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a déjà alerté concernant cette tendance et invité à concevoir les subventions vertes avec vigilance pour éviter des dépenses inutiles ou des tensions commerciales et à veiller à partager la technologie avec les pays en développement.

Si la tendance protectionniste persiste, les États-Unis, l’UE et d’autres pays pourraient devenir des marchés fermés, dans lesquels les énergies propres bon marché auraient du mal à passer les frontières, ce qui rendrait plus difficile la décarbonisation à l’échelle mondiale. Ce phénomène sera exacerbé par les capacités limitées des économies de marché émergentes à rivaliser dans une course aux subventions. Dans le pire des scénarios, une avalanche de mesures de rétorsion auprès de l’OMC et de tarifs douaniers pris en représailles fragmenterait le marché mondial des technologies propres et ralentirait l’action climatique.

Assurer une coordination industrielle écologique

Un avenir meilleur, c’est-à-dire dans lequel des politiques comme l’IRA et le GASSA des États-Unis ou le règlement pour une industrie « zéro net », le régime d’échange de droits d’émissions et le MACF de l’UE accélèrent les investissements verts dans l’ensemble des marchés sans favoriser la fragmentation des échanges commerciaux, dépendra de la manière dont les partenaires commerciaux des États-Unis et de l’UE réagissent et dont les États-Unis et l’UE répondent aux préoccupations de ces partenaires. Des investissements coordonnés associés à une coopération renforcée sur la chaîne d’approvisionnement pourraient au contraire créer un environnement propice aux avancées climatiques en collaboration avec les partenaires et alliés. Il sera nécessaire de négocier des règles complètes concernant la trajectoire des politiques industrielles centrées sur le climat, afin d’éviter un cercle vicieux de mesures protectionnistes qui fassent augmenter le coût collectif ou ralentissent le rythme de la décarbonisation. Les différends menacent toujours, mais les premiers signaux sont prometteurs : les dirigeants américains, japonais et européens cherchent à trouver un compromis et, jusqu’à présent, le département du Trésor des États-Unis adopte une interprétation souple de la loi sur la réduction de l’inflation concernant les règles applicables aux chaînes d’approvisionnement. Lorsqu’ils se sont rencontrés en mars, à Washington, le président Biden et Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, ont réaffirmé leur engagement à répondre aux préoccupations soulevées tant par l’IRA que par le MACF.

Sensible aux inquiétudes de ses partenaires concernant les exigences d’approvisionnement national, l’administration Biden a essayé d’appliquer certaines parties de la loi de manière souple, en élargissant la définition de l’expression « accord de libre-échange » pour y inclure les accords portant sur les minéraux essentiels conclus avec le Japon, et fera bientôt de même avec l’UE. Néanmoins, les exigences relatives aux produits locaux ne sont que l’une des nombreuses causes de mécontentement. Par ailleurs, établir des accords ponctuels sur les minerais essentiels ne remplace pas une coordination globale en matière de climat et d’échanges commerciaux, en particulier si seuls les pays qui protestent le plus et les pays les plus riches bénéficient de concessions.

La refonte d’institutions comme l’OMC et la mise en place d’un accord plus immédiat sous forme de club climatique, en commençant peut-être par l’acier, sont nécessaires. Dans son état actuel, l’OMC est bien mal équipée pour évaluer les avantages des politiques industrielles nationales centrées sur le climat en regard de leurs incidences négatives sur les relations commerciales.

Les parties prenantes de l’OMC doivent en premier lieu trouver comment remettre l’Organisation au goût du jour afin de l’adapter à l’époque actuelle, sans quoi des pays incontournables l’ignoreront complètement. Ainsi, les règles du commerce international doivent prévoir un cadre pour la tarification du carbone, pour des dispositions limitées relatives à l’approvisionnement écologique et pour des programmes politiques similaires. Sans ces politiques, les États-Unis et l’UE pourraient ne pas atteindre leurs objectifs. En particulier, l’OMC pourrait aligner les règles relatives à l’approvisionnement national sur une composante environnementale claire en se fondant sur l’article XX du GATT relatif aux exceptions générales, qui précise les circonstances dans lesquelles des membres de l’OMC peuvent déroger aux règles du commerce international. Elle pourrait aussi renforcer les efforts visant à conclure un accord global sur les biens environnementaux afin de réduire les obstacles aux échanges commerciaux pour les technologies d’énergie propre. Les clauses environnementales de l’article XX, adoptées il y a près de 30 ans, en 1994, sont vagues et bien éloignées de l’urgence actuelle de la crise climatique mondiale. L’OMC pourrait reconnaître que des programmes de financement en faveur de technologies émergentes et innovantes sont une composante légitime des outils de politique. Ces technologies pourraient ne pas trouver de marchés sans subventions publiques, et les gouvernements ne pourraient probablement pas se permettre des investissements si volumineux et si risqués sans privilégier des entreprises locales et des emplois nationaux.

Il est certain que des subventions associées à des exigences de production nationale pourraient augmenter le coût de la décarbonisation par rapport à une hypothétique trajectoire efficiente de libre-échange sans entrave, mais cette dernière approche est à l’origine de revers politiques dans le monde entier et a découragé, plutôt qu’incité, l’action publique en matière de climat. Pour déclencher des mesures publiques rapides, ce qui est une nécessité compte tenu du budget carbone qui s’amoindrit, il faudra peut-être renoncer à une certaine efficience économique.

En deuxième lieu, le Groupe des Sept (G7), qui a décidé l’année dernière, sous la présidence allemande, de constituer un club climatique, devrait servir de forum en vue de convenir de la constitution de clubs climatiques destinés à soutenir la décarbonisation profonde des secteurs de l’industrie lourde fortement émetteurs. Les produits de ces secteurs (comme l’acier) sont vendus sur des marchés homogènes, sans distinction entre les versions plus ou moins écologiques, ils sont fortement exposés au commerce international, et les installations et la main-d’œuvre de ces secteurs sont souvent situées dans des régions en difficulté. Il sera presque impossible d’éviter la mise en place de subventions nationales qui encouragent la commercialisation et créent des marchés tremplins pour des versions de ces produits visiblement plus écologiques. Cependant, cet effort doit aussi flécher des financements concessionnels et une assistance technologique vers les pays en développement, car ceux-ci seront vecteurs de l’augmentation des émissions dans les décennies à venir, en particulier dans les secteurs industriels susmentionnés. Nouer des partenariats avec les pays en développement, notamment avec ceux dotés d’un potentiel de production d’énergies renouvelables bon marché et de minéraux essentiels, afin de les aider à développer d’emblée des chaînes d’approvisionnement mondiales, peut les propulser vers le haut de la chaîne de valeur en matière de production de technologies d’énergie propre. Cela évitera que la chaîne d’approvisionnement repose à l’avenir sur un seul pays ou une seule région. L’Italie, qui assure la prochaine présidence du G7, et les autres membres clés du G7 devraient dès maintenant commencer à travailler pour élaborer un accord provisoire relatif aux échanges commerciaux des biens à forte intensité d’émissions, qui satisfasse aux besoins de toutes les parties, idéalement avec la participation active des pays en développement.

Les politiques industrielles écologiques émergentes sont un début. Les décisions actuelles des dirigeants détermineront leur trajectoire finale. Par exemple, la possibilité pour l’IRA d’atteindre son plein potentiel repose sur plusieurs points essentiels, notamment l’allégement des contraintes sur la transmission, la main-d’œuvre et les facteurs de production de biens marchands en amont. De la même manière, son incidence à l’échelle mondiale et celle du règlement pour une industrie « zéro net », du régime d’échange d’émissions et du MACF de l’UE, ainsi que d’autres politiques à venir, dépendront des réactions de la communauté internationale. La concurrence économique et l’intérêt national sont de puissants moteurs de l’action climatique, mais utiliser ce pouvoir demande de faire preuve de réserve et d’un minimum de coopération. L’évolution de cette tension aujourd’hui transformera ce cycle en une course vertueuse vers le haut ou en une spirale vicieuse vers le fond.

NOAH KAUFMAN est maître de recherche au Centre sur la politique énergétique mondiale de l’École des affaires publiques et internationales de l’Université Columbia.

SAGATOM SAHA est chercheur associé au Centre sur la politique énergétique mondiale de l’École des affaires publiques et internationales de l’Université Columbia.

CHRISTOPHER BATAILLE est chargé de recherche associé au Centre sur la politique énergétique mondiale de l’École des affaires publiques et internationales de l’Université Columbia.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.