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Un redressement exceptionnel de la demande et la modification de la dynamique des marchés des produits et du travail ont contribué aux erreurs d’appréciation

On considère souvent qu’établir des prévisions macroéconomiques revient à conduire en regardant dans le rétroviseur. De fait, le passé tend à fournir de bonnes indications sur l’avenir. Cependant, quand une économie encaisse des chocs extrêmement déstabilisants, la dynamique économique jusqu’alors familière peut changer et les erreurs de prévision, devenir plus fréquentes. Mais le gonflement rapide et la persistance de la vague actuelle d’inflation mondiale ont à ce point échappé à la plupart des prévisionnistes, y compris ceux du FMI, qu’on ne peut que continuer à s’interroger. Une question se pose tout naturellement : aurions-nous pu prévoir ce qui est arrivé ?

Le FMI établit et publie ses prévisions chaque trimestre dans les Perspectives de l’économie mondiale, notamment concernant la croissance du PIB et l’inflation. Dernièrement, nous avons disséqué nos erreurs de prévision de l’inflation sous-jacente (inflation hors effets volatils des fluctuations des prix des produits alimentaires et de l’énergie) pour les différents pays du monde. Il faut voir cette inflation hors alimentation et énergie, qui est étroitement liée aux cibles d’inflation fixées par de nombreuses banques centrales, comme un objet évoluant lentement, relativement plus facile à prédire que d’autres. Les erreurs grossières de prévision de cette inflation résultent généralement d’évaluations inexactes de la demande courante et à moyen terme, et de l’offre de biens et de services.

Bien que nous ayons révisé à plusieurs reprises les prévisions d’inflation entre le premier trimestre 2021 et le deuxième de 2022, nous avons commis des erreurs notables et répétées. Les variations surprises de l’inflation ont précédé l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Même si la guerre a amplifié les tensions inflationnistes du côté de l’offre, engendrées par la désorganisation des marchés de produits mondiaux, nous pensons que le choc pandémique et la reprise économique qui a suivi, largement soutenue par des mesures de relance budgétaire, ont fourni la première étincelle. Alors comment analysons-nous les éléments qui viennent à l’appui de cette hypothèse ?

Nous avons effectué des analyses ex post et ex ante pour mieux comprendre les facteurs économiques derrière ces prévisions d’inflation ratées. Dans l’analyse ex post, nous examinons ce que nous savons aujourd’hui et ce que nous pouvons apprendre avec le recul. Dans l’analyse ex ante, nous tentons d’identifier ce que nous savions à l’époque, mais n’avions apparemment pas suffisamment intégré dans les perspectives d’inflation.

Facteurs de sous-estimation

Nous étudions quatre facteurs qui, rétrospectivement, nous aident à expliquer nos sous-estimations de l’inflation. Premièrement, au moment du choc pandémique, les dirigeants ont rapidement opté pour une relance budgétaire afin d’éviter que la crise n’entraîne de graves séquelles. Les prévisions laissaient tout de même entrevoir certaines séquelles, et les projections des déficits de production pour 2021 indiquaient une forte contraction de l’activité économique par rapport au potentiel. C’est seulement a posteriori qu’il est devenu manifeste que la chute de la production, par rapport au potentiel, n’était pas si catastrophique. On sait aujourd’hui que, dans la majorité des pays du monde, qui représentent ensemble près de 80 % du PIB mondial, les déficits de production étaient inférieurs aux prévisions du début 2021, ce qui voulait dire que la demande se redressait plus rapidement que prévu. Certains éléments démontrent que les pays dont l’économie s’est remise du choc pandémique plus vite qu’attendu (Nouvelle-Zélande, Singapour et Türkiye, par exemple) ont aussi enregistré une inflation plus forte que prévu. Ceci était plus net en 2021 qu’en 2022, ce qui semble pointer le rôle éventuel d’une surstimulation de la demande pendant la phase initiale de redressement post-pandémie.

Deuxièmement, la reprise vigoureuse de la demande a coïncidé avec de très fortes tensions au niveau des chaînes d’approvisionnement. Les goulets d’étranglement apparaissent normalement en cas de choc de la demande ou de l’offre, rarement des deux en même temps. Pendant les confinements initiaux imposés par la COVID-19, une combinaison redoutable de ces deux forces était à l’œuvre : la demande de biens augmentait à un rythme rapide, tandis que l’offre se contractait temporairement de manière significative. Nous avons constaté que, pour les pays où la demande contribuait plus que l’offre à perturber les chaînes d’approvisionnement, les erreurs de prévision étaient en moyenne plus importantes. Cette dynamique a joué au Brésil et en Nouvelle-Zélande et, dans une moindre mesure, au Canada et aux États-Unis.

Troisièmement, les déséquilibres entre l’offre et la demande ont été amplifiés par une réorientation de la demande, des services vers les produits, pendant la première période de confinement, car les secteurs des loisirs et de l’hôtellerie avaient quasiment cessé de fonctionner. Cela a provisoirement inversé une tendance observée durant les deux ou trois dernières décennies où l’inflation des prix des produits était inférieure à celle des services. Là où ce revirement a semble-t-il été brutal, avec une inflation des produits plus élevée que celle des services, les erreurs de prévision ont aussi été plus importantes. Le report de la demande des services vers les produits a sans doute été l’un des facteurs à l’origine des erreurs de prévision de l’inflation au Brésil, au Chili et aux États-Unis, où l’inflation hors alimentation et énergie des produits en 2021 était plus de deux fois supérieure à celle des services.

Quatrièmement, le resserrement sans précédent du marché du travail, encore perceptible aujourd’hui dans certains pays avancés, a aggravé certains des facteurs précédents. Au vu du ratio offres d’emploi/chômage, les marchés du travail étaient particulièrement tendus en Australie, au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, affichant une nette corrélation avec l’ampleur des erreurs de prévisions de l’inflation hors alimentation et énergie dans ces pays.

Les dirigeants auraient pu se voir conseiller de lever un peu le pied courant 2020, compte tenu du danger qui guettait.
Relance budgétaire

La vigueur inattendue du redressement de la demande, l’engorgement des chaînes d’approvisionnement consécutif à cette flambée de la demande, les évolutions sectorielles de la demande et un marché du travail sous haute tension sont autant d’éléments qui, combinés, constituent une explication rétrospective convaincante des erreurs répétées de prévision précédant la poussée inflationniste. Nous savons évidemment plus de choses, grâce au recul. Mais les dirigeants doivent prendre des décisions en temps réel, avec une partie seulement des informations dont nous disposons aujourd’hui. Ce qui fait ressortir une question simple, mais importante : au moment où ils ont établi leurs prévisions, les prévisionnistes auraient-ils dû voir arriver la vague inflationniste ?

Quand un conducteur accélère, son champ visuel peut se rétrécir, masquant les dangers sur le bas-côté. La riposte des pouvoirs publics à la pandémie de 2020 s’est notamment caractérisée par une relance budgétaire offensive qui, selon certains observateurs, s’apparentait aux dépenses d’une économie de guerre. Fait important, cette relance était une des informations dont les prévisionnistes disposaient à l’époque. Il ressort de notre analyse que la taille des programmes de relance budgétaire anti-COVID-19 annoncés par différents gouvernements en 2020 est corrélée positivement avec les erreurs de prévision de l’inflation hors alimentation et énergie dans les pays avancés en 2021. Même si l’on pourrait en conclure que les prévisionnistes ont sans doute sous-estimé les effets potentiels de ces interventions budgétaires de grande envergure, il faut être prudent. Premièrement, la corrélation positive précitée concerne principalement l’Australie, le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni, qui sont précisément les pays où les marchés du travail étaient déjà particulièrement tendus au début de la pandémie. Deuxièmement, un examen plus approfondi des données semble plutôt indiquer que les erreurs de prévision sont davantage liées à une mauvaise évaluation des contraintes pesant sur l’offre, y compris sur les marchés du travail, qu’à une sous-estimation de l’incidence des mesures budgétaires sur le rebond de l’activité économique.

Arbitrages politiques

En 2020, une relance budgétaire trop timide aurait pu entraîner des séquelles durables. D’un autre côté, une relance excessive risquait de surstimuler l’économie et de déclencher l’inflation. L’inflation étant trop faible dans les pays avancés, il est possible que ce dernier risque ait été éclipsé quand les dirigeants des premières puissances économiques ont donné la priorité à des interventions budgétaires de grande ampleur.

Les prévisionnistes ont dû aussi composer avec de nombreuses incertitudes, comme la modification de la dynamique des marchés des produits et de l’emploi ainsi que la difficulté d’analyser les données économiques en temps réel, ce qui a singulièrement compliqué le travail de prévision. D’après les éléments disponibles, une relance budgétaire de grande ampleur aurait dû infléchir l’équilibre des risques inflationnistes dans le sens d’une évolution favorable. Mais cette conclusion s’appuie sur les résultats ne concernant qu’un faible nombre de pays, même s’il s’agit de poids lourds économiques.

À l’avenir, les prévisions d’inflation devraient mieux tenir compte de l’incidence des politiques budgétaires, surtout quand les contraintes du côté de l’offre amplifient les effets de l’excès de demande sur l’inflation. Les dirigeants auraient pu se voir conseiller de lever un peu le pied courant 2020, compte tenu du danger qui guettait. Mais ce n’est qu’une évaluation partielle. Il faudra comparer ce tableau avec le scénario contrefactuel de séquelles durables pour pouvoir véritablement juger de la pertinence des choix faits à l’époque.

CHRISTOFFER KOCH est économiste au département des études du FMI.

DIAA NOURELDIN est économiste au département des études du FMI.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.