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Malgré un consensus de plus en plus large, de sérieux obstacles pour réduire à zéro les émissions nettes demeurent

La crise mondiale des marchés de l’énergie et la guerre en Ukraine ont galvanisé l’offensive en faveur des énergies renouvelables et la volonté de réduire à zéro les émissions nettes de carbone. Pourtant, alors même que le consensus mondial sur la transition énergétique se renforce, les défis à venir apparaissent aussi plus clairement.

Outre le rythme incertain des progrès technologiques et de leur mise en œuvre, quatre points méritent une attention particulière :

  • le retour de la sécurité énergétique, primordial pour tous les pays ;
  • l’absence de consensus sur le rythme souhaitable et possible de la transition, notamment en raison des bouleversements économiques qui peuvent en résulter ;
  • le fossé grandissant entre pays avancés et pays en développement au sujet des priorités de la transition ;
  • les obstacles à l’essor des activités minières et à la formation des chaînes d’approvisionnement en minéraux nécessaires pour atteindre l’objectif de zéro émission nette.

Le besoin de sécurité énergétique était une préoccupation devenue beaucoup plus relative depuis quelques années. Le choc énergétique, les difficultés économiques qu’il a provoquées, une flambée des prix de l’énergie encore inimaginable il y a 18 mois et les conflits géopolitiques sont autant de facteurs qui se sont combinés pour contraindre de nombreux gouvernements à réévaluer leurs stratégies et à prendre conscience que la transition énergétique devait reposer sur la sécurité énergétique, c’est-à-dire des approvisionnements suffisants à des prix raisonnables, pour obtenir l’adhésion des citoyens et éviter de graves bouleversements économiques et les conséquences politiques dangereuses qu’ils peuvent entraîner.

Histoire des transitions énergétiques

La première transition énergétique a été le passage du bois au charbon, au XVIIIe siècle. Bien que le charbon ait été utilisé dès le XIIIe siècle en Grande-Bretagne en raison de la hausse du coût du bois, il n’est devenu un combustible industriel courant qu’en janvier 1709, quand le métallurgiste anglais Abraham Darby fit la démonstration que le charbon était un moyen plus efficace que le bois pour produire du fer, notant toutefois que beaucoup avaient l’imprudence d’en douter.

Les transitions énergétiques sont rarement rapides. Bien que le XIXe siècle ait été qualifié de « siècle du charbon », on consommait en réalité encore du bois, du charbon de bois et des résidus de charbon, comme l’a indiqué Vaclav Smil, un spécialiste de l’énergie. Il faudra attendre l’année 1900 pour que le charbon couvre la moitié de la demande d’énergie mondiale.

Du pétrole a été découvert aux États-Unis en 1859. Plus d’un demi-siècle plus tard, à la veille de la Première Guerre mondiale, Winston Churchill, alors Lord de l’Amirauté, a dirigé la conversion de la Royal Navy au pétrole, un combustible devenu préférable au charbon pour des raisons techniques : rapidité, flexibilité, facilité du ravitaillement et suppression des équipes de pelleteurs. Mais ce n’est que dans les années 60, soit un siècle après sa découverte, que le pétrole s’est substitué au charbon comme première source d’énergie dans le monde.

Jusqu’à présent, les transitions énergétiques se sont déroulées sur des périodes longues (voir « Pleins feux » dans ce numéro de F&D). En outre, elles correspondaient en réalité à l’arrivée de nouvelles énergies plutôt qu’à des transitions proprement dites. Depuis que le pétrole est devenu la première source d’énergie à l’échelle mondiale, c’est-à-dire depuis 60 ans, la consommation de charbon dans le monde a presque triplé.

La présente transition énergétique liée au changement climatique devrait être rapide et s’accomplir en à peine plus d’un quart de siècle. Et elle est censée opérer des changements en profondeur. Le charbon est voué à disparaître, et l’Union européenne estime que l’hydrogène lui fournira de 20 à 25 % de son énergie totale à l’horizon 2050. Bien qu’il soit l’objet d’une activité et d’une ambition croissantes, l’hydrogène pourvoit à moins de 2 % des besoins actuels.

La crise énergétique mondiale actuelle n’a pas commencé en février 2022 avec l’invasion de l’Ukraine, mais plutôt à la fin de l’été 2021. Le rebond économique qui a accompagné la levée des confinements dus à la COVID-19 a fait s’envoler la consommation mondiale d’énergie. Dans la deuxième partie de l’année 2021, les tensions sur les marchés du pétrole, du gaz naturel et du charbon s’étaient accentuées, poussant les prix à la hausse, sous l’effet conjugué d’une demande croissante et d’une offre devenue manifestement insuffisante. C’est en novembre 2021, trois mois avant l’invasion, que les États-Unis ont annoncé le premier prélèvement sur leurs réserves de pétrole stratégiques. Aujourd’hui, il est clair que le « sous-investissement préventif » a freiné la production de nouvelles ressources pétrolières et gazières en quantité suffisante. Les raisons de ce sous-investissement sont multiples : politiques gouvernementales et réglementation ; prise en compte par les investisseurs de critères environnementaux, sociétaux et liés à la gouvernance (ESG) ; faible rentabilité consécutive à deux épisodes d’effondrement des prix en sept ans ; et incertitudes concernant l’évolution de la demande. Les investissements ont été insuffisants « à titre préventif » sur la foi d’une hypothèse erronée, selon laquelle des substituts au pétrole et au gaz seraient disponibles à grande échelle aujourd’hui. Certains ont qualifié la situation que nous découvrons actuellement comme « la première crise énergétique de la transition énergétique », le reflet d’une asymétrie entre l’offre et la demande. S’il s’avère qu’elle est effectivement juste la première, d’autres crises du même type vont engendrer de l’incertitude, entraîner d’importants problèmes économiques et affaiblir le soutien de la population à la transition énergétique.

L’objectif de cette transition est non seulement d’introduire de nouvelles sources d’énergie, mais d’entièrement changer le socle énergétique d’une économie mondiale qui pèse aujourd’hui 100 000 milliards de dollars.
Rythme de la transition

Si la sécurité énergétique est le premier défi, le second est le calendrier. À quel rythme est-il souhaitable et possible d’avancer ? De nombreuses pressions sont exercées pour que la date butoir applicable à une bonne partie des réductions d’émissions soit avancée à 2030 au lieu de 2050. Mais il semble parfois que l’ampleur de la tâche entreprise soit sous-estimée.

Dans The New Map, que j’ai publié en 2021, je m’étais intéressé aux transitions énergétiques précédentes et il est clair que la transition actuelle est absolument différente. Toutes celles qui l’ont précédée s’expliquaient pour l’essentiel par des avantages économiques et technologiques, et non par une volonté politique, qui est le principal moteur de la transition en cours. Chacune des transitions passées s’est échelonnée sur une période d’un siècle au moins, et aucune n’était de même nature que celle qui est envisagée actuellement. L’objectif de cette dernière n’est pas uniquement d’introduire de nouvelles sources d’énergie, mais de repenser entièrement le socle énergétique d’une économie mondiale qui pèse aujourd’hui 100 000 milliards de dollars et d’y parvenir en juste un peu plus d’un quart de siècle. Le chantier est extrêmement ambitieux, et rien n’a jamais été tenté à une telle échelle auparavant.

D’aucuns ont prévenu que l’échelle et la portée mêmes de la transition amorcée justifiaient d’en analyser les conséquences économiques de manière approfondie. D’après l’économiste Jean Pisani-Ferry, cofondateur de Bruegel — l’éminent cercle de réflexion économique européen —, une accélération excessive du calendrier de réalisation des objectifs de réduction des émissions nettes de carbone pourrait entraîner des bouleversements économiques bien plus importants qu’on ne l’imagine généralement, créant un « choc d’offre négatif, très comparable aux chocs des années 70 ». Clairvoyant, Pisani-Ferry prédisait en 2021, juste avant le début de la crise énergétique actuelle, que la transition « ne serait certainement pas anodine et que les dirigeants devraient s’attendre à être placés devant des choix difficiles ». En 2022, il a ajouté : « l’action climatique est devenue un enjeu macroéconomique majeur, mais les fondements macroéconomiques de cette action sont loin d’être aussi rigoureux et précis qu’il faut l’être aujourd’hui pour offrir des bases solides au débat public et guider de manière appropriée l’action des dirigeants. Pour des raisons compréhensibles, le militantisme a trop souvent pris le pas sur l’analyse. Mais, à ce stade du débat, la complaisance devient contre-productive. Le dialogue politique doit désormais s’appuyer sur des évaluations méthodiques par les pairs des coûts et avantages potentiels des différents scénarios d’action. »

Fracture Nord–Sud

Le troisième défi réside dans l’apparition d’une nouvelle fracture Nord–Sud, une divergence de vues croissante entre pays avancés et pays en développement sur la façon dont la transition devrait se dérouler. La fracture initiale, celle des années 70, était un affrontement entre ces deux groupes au sujet de la répartition des richesses et, en particulier, le prix des produits de base et des matières premières. Cette division s’est estompée avec la mondialisation et le progrès technologique, comme en témoigne l’évolution de la nomenclature des pays « émergents ».

La nouvelle fracture reflète des désaccords sur les politiques relatives au climat et à la transition, sur leurs incidences sur le développement et sur les questions de savoir qui est responsable des émissions cumulées et des nouvelles émissions, et qui paie. Les chocs mondiaux sur les produits de base provoqués par la guerre en Ukraine et les hausses de taux d’intérêt, et les dévaluations monétaires qui les ont suivis n’ont fait qu’accentuer les pressions sur les pays en développement.

Pour ces pays-là, ce qui apparaît comme une insistance singulière à réduire les émissions doit être mis en balance avec d’autres priorités urgentes comme la santé, la pauvreté et la croissance économique. Des milliards de personnes brûlent toujours du bois et des déchets pour cuisiner, ce qui pollue l’air intérieur et nuit à leur santé. Bien des pays considèrent que l’utilisation accrue d’hydrocarbures est synonyme d’élévation des niveaux de vie. Comme l’a déclaré l’ancien ministre indien du Pétrole, Dharmendra Pradhan, les chemins qui mènent à la transition énergétique sont multiples. L’Inde, tout en s’engageant résolument en faveur des énergies renouvelables, consacre aussi 60 milliards de dollars à la construction d’un réseau de distribution de gaz naturel. Les pays en développement cherchent à lancer et développer l’utilisation de gaz naturel pour réduire la pollution intérieure, promouvoir le développement économique et la création d’emplois et, dans bien des cas, supprimer les émissions et la pollution associées à la combustion de charbon et de biomasse.

Les pays aux économies avancées ont peut-être tendance à faire fi de cette fracture, mais la réalité est apparue de manière brutale en septembre 2022, quand le Parlement européen, dans un accès d’ingérence inhabituel, a voté pour condamner un projet d’oléoduc entre l’Ouganda et l’océan Indien traversant la Tanzanie, jugeant qu’il aurait des effets délétères sur le climat, l’environnement et les « droits humains ». Le siège du Parlement européen est en France et en Belgique, deux pays où le revenu par habitant est environ 20 fois supérieur au revenu ougandais. Sans surprise, cette condamnation a déclenché la colère de l’Ouganda, où l’oléoduc est jugé crucial pour le développement économique. Pour le vice-président du parlement ougandais, la résolution européenne « représente le plus haut degré de néo-colonialisme et d’impérialisme contre la souveraineté de l’Ouganda et de la Tanzanie ». La ministre de l’Énergie a ajouté : « L’Afrique était verte, mais les gens abattent les arbres, car ils sont pauvres. » Le syndicat national des étudiants ougandais est descendu dans la rue pour manifester contre le Parlement européen, et l’un des chefs du mouvement a contesté toute supériorité morale aux Européens. Quels que soient les enjeux ici ou là, il est difficile de nier le fossé entre les deux visions.

La fracture est particulièrement évidente en matière de financements. Les banques et les institutions financières multilatérales occidentales ont coupé les financements destinés aux oléoducs et gazoducs, ainsi qu’aux ports et autres infrastructures liées au développement des hydrocarbures. Pour le ministre de l’Énergie d’un pays africain, refuser ainsi l’accès à des financements revient à « enlever l’échelle et nous demander de sauter ou de voler ». Il devient de plus en plus urgent de trouver un équilibre entre le point de vue du monde en développement, où vit 80 % de la population mondiale, et celui de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord.

Pour les pays en développement, ce qui apparaît comme une insistance singulière à réduire les émissions doit être mis en balance avec d’autres priorités urgentes comme la santé, la pauvreté et la croissance économique.
Fermeture des robinets financiers

Le quatrième défi consistera à se doter de nouvelles chaînes logistiques dans l’optique du zéro émission nette. L’adoption aux États-Unis de la loi sur la réduction de l’inflation, qui s’accompagne d’incitations et de subventions massives en faveur des sources d’énergies renouvelables ; le plan REPowerEU en Europe ; et d’autres initiatives de ce type ailleurs dans le monde doperont la demande de minerais essentiels pour le secteur des énergies renouvelables, qui a besoin d’éoliennes, de véhicules électriques, de panneaux solaires, etc. Une foule d’organisations et de pays, dont le FMI, la Banque mondiale, l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le gouvernement américain, l’Union européenne et le Japon ont publié des études sur la nécessité urgente de créer ces chaînes d’approvisionnement. D’après l’AIE, le monde va passer d’un « système énergétique exploitant intensivement les combustibles fossiles à un système exploitant intensivement les minéraux », qui « suralimentera la demande de minerais critiques », ce que je résume dans mon livre The New Map en disant que les géants du pétrole (Big Oil) seront remplacés par les géants de la mine (Big Shovels).

S&P Global, la société de services financiers et d’analyse dont je suis le vice-président, a cherché à s’appuyer sur ces études pour quantifier ce que pourrait être cette « suralimentation » de la demande de minéraux. L’étude de S&P Global intitulée « The Future of Copper: Will the Looming Supply Gap Short-Circuit the Energy Transition? » (2022) s’est focalisée sur le cuivre parce que l’axe central de la transition énergétique est l’électrification, et que le cuivre est « le métal de l’électrification ». Elle a pris des exemples parmi les cibles fixées à 2050 par l’administration américaine et l’Union européenne, et évalué ce que leur mise en œuvre impliquerait concrètement, par exemple pour la fabrication des différents composants des éoliennes en mer ou des véhicules électriques. Une voiture électrique exigera au moins 2,5 fois plus de cuivre qu’un véhicule à combustion interne classique. La conclusion de cette analyse est que la demande de cuivre devrait doubler d’ici le milieu des années 2030 pour que les objectifs de 2050 puissent être atteints.

Le point d’achoppement est l’offre. Au rythme où elle augmente actuellement, pour englober les nouvelles mines, l’expansion et les gains d’efficience des sites miniers existants, ainsi que le recyclage et la substitution, les quantités de cuivre disponibles seront très en deçà des besoins. L’AIE estime par exemple qu’il s’écoule 16 ans entre la découverte d’un gisement et la mise en production d’une nouvelle mine, voire plus de 20 ans, selon certaines compagnies minières. Les aspects touchant aux permis d’exploitation et à la protection de l’environnement sont des freins importants dans tous les pays. En outre, la production de cuivre est plus concentrée que, disons, la production de pétrole. Trois pays produisaient 40 % du pétrole mondial en 2021 : États-Unis, Arabie saoudite et Russie. Mais deux pays (Chili et Pérou) produisaient à eux seuls 38 % du cuivre mondial.

Le cuivre est crucial

Cette année, les cours du cuivre ont chuté d’environ 20 % par rapport à leur point culminant, illustrant le rôle de ce métal souvent surnommé « Docteur Cuivre », car son cours serait un baromètre des ralentissements et récessions économiques à venir. De fait, le FMI constate un ralentissement très notable de la croissance mondiale en 2022 et prévoit un rythme encore plus lent en 2023, voire une récession, comme de nombreux autres observateurs. Après la récession, cependant, la vague montante de la demande liée à la transition énergétique fera repartir les cours du cuivre à la hausse. Comme souvent par le passé, l’envolée de la demande et des cours engendrera sans doute de nouvelles tensions entre les pays possédant des ressources et les sociétés minières, ce qui pèsera sur le taux d’investissement. De surcroît, avec l’accélération de la poursuite du zéro émission nette, la course aux minerais risque d’être entraînée dans la « compétition entre les grandes puissances », à savoir la Chine et les États-Unis.

L’étude de S&P Global sur le cuivre doit contribuer à une analyse approfondie des défis matériels inhérents à la transition énergétique. Le secteur éolien bénéficie d’une ressource gratuite, un avantage déjà célébré par un ardent défenseur anglais des moulins à vent au XIIe siècle. Et l’industrie solaire profite de la gratuité du soleil. En revanche, les intrants physiques qu’implique l’exploitation des énergies éolienne et solaire ont un coût. L’offensive visant à avancer la date butoir d’une bonne partie des objectifs, de 2050 à 2030, devra composer avec d’importants obstacles matériels.

Chacun de ces quatre défis — sécurité énergétique, conséquences macroéconomiques, fossé Nord–Sud et minéraux — influera considérablement sur le cours de la transition énergétique. Aucun ne sera facile à relever et ils interagiront entre eux, ce qui en augmentera les impacts. Mais identifier ces défis permettra de mieux comprendre les enjeux et les besoins à prendre en compte pour réussir la transition énergétique.

DANIEL YERGIN est vice-président de S&P Global. Son dernier livre est intitulé The New Map: Energy, Climate, and the Clash of Nations. Il a reçu le prix Pulitzer pour un précédent ouvrage, The Prize: The Epic Quest for Oil, Money & Power.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.

Bibliographie :

Pisani-Ferry, Jean. 2021. “Climate Policy Is Macroeconomic Policy, and the Implications Will Be Significant.” Peterson Institute for International Economics Policy Brief 21-20, Washington, DC.

Pisani-Ferry, Jean. 2022. “The Missing Macroeconomics in Climate Action.” In Greening Europe’s Post-Covid-19 Recovery, edited by S. Tagliapietra, G. Wolff, and G. Zachman, Brussels: Bruegel.

S&P Global. 2022. “The Future of Copper: Will the Looming Supply Gap Short-Circuit the Energy Transition?” New York.

Yergin, Daniel. 2021. The New Map: Energy, Climate, and the Clash of Nations. New York: Penguin.