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La loi sur la réduction de l’inflation doit susciter un cercle vertueux de concurrence, et non pas un cercle vicieux de protectionnisme

La loi sur la réduction de l’inflation est le texte de loi en faveur du climat le plus décisif de l’histoire des États-Unis. Elle déploiera près de 400 milliards de dollars au cours des 10 prochaines années pour neutraliser les émissions de carbone. En abaissant le coût des technologies d’énergie propre, elle permettra d’accélérer leur utilisation non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier. Toutefois, pour réaliser le potentiel maximal de cette loi en faveur du climat, les autorités diplomatiques et commerciales américaines doivent maintenant s’assurer que les généreuses subventions et les obligations de fabrication nationale prévues par le texte encouragent le bon dosage de concurrence et de coopération avec d’autres pays, au lieu de nourrir les forces montantes du protectionnisme qui risqueraient d’entraver une transition verte.

L’adoption de cette loi après des décennies d’impasse au Congrès témoigne non seulement de l’inquiétude grandissante face au changement climatique, mais également de deux remarquables changements de stratégie. Premièrement, la carotte fonctionne mieux que le bâton pour obtenir un soutien politique, et donc la loi subventionne l’énergie propre au lieu de taxer ou de limiter la pollution par le carbone, même si nombre d’études universitaires démontrent l’efficience économique de la tarification du carbone. Deuxièmement, la loi favorise explicitement l’énergie propre fabriquée aux États-Unis, dans le cadre d’une évolution plus générale, évidente ailleurs (notamment dans une récente loi visant à stimuler l’industrie américaine des semi-conducteurs), vers une « politique industrielle », expression fourre-tout désignant l’intervention de l’État pour promouvoir et protéger les entreprises d’un certain nombre de secteurs ciblés et stratégiques.

Cette approche des pouvoirs publics présente plusieurs avantages. Elle est vraisemblablement plus résistante aux changements politiques, car les adversaires hésiteront davantage à supprimer les incitations fiscales accordées aux ménages et aux entreprises qu’à abroger une taxe carbone. Elle atténue les risques énergétiques et de sécurité nationale émanant de la domination chinoise sur les chaînes d’approvisionnement de tous les produits, depuis les panneaux solaires jusqu’aux batteries de voitures électriques. Elle laisse présager d’une revalorisation de la main-d’œuvre américaine vers des emplois industriels de plus haute qualité dans les années à venir. Et son avantage primordial, sans doute, est qu’elle est efficace : elle a permis au projet de loi d’obtenir 51 voix, avec un soutien politique croissant des représentants des travailleurs qui ont rejoint les groupes de militants environnementaux.

Conflit commercial

Toutefois, cette approche présente également le risque de voir le protectionnisme déclencher un conflit commercial de plus grande envergure. S’ils ne sont pas correctement gérés, ces risques commerciaux pourraient nuire à la transition rapide vers l’énergie propre, voire à l’économie.

Il faut savoir, par exemple, que selon cette nouvelle loi en faveur du climat, les véhicules électriques doivent être montés en Amérique du Nord pour pouvoir bénéficier des subventions, et les batteries qu’ils contiennent doivent être fabriquées à partir de composants extraits ou transformés aux États-Unis ou chez leurs partenaires de libre-échange. De même, la loi prévoit des subventions plus élevées pour les énergies renouvelables si les projets recourent à des matériaux, tels que l’acier et le fer, achetés à des fabricants américains. Il faut savoir aussi que les subventions considérables prévues par cette loi en faveur de l’hydrogène et de l’ammoniac obtenus à partir d’électricité renouvelable (ce que l’on appelle hydrogène vert) abaissent le coût livré de ces carburants verts à l’exportation à des niveaux inférieurs à ceux des concurrents du Moyen-Orient et d’Asie.

Même si de telles mesures contribuent à bâtir des industries nationales et à accroître l’influence américaine sur les chaînes d’approvisionnement, elles présentent également le risque de s’aliéner des alliés et de provoquer un tollé. L’Union européenne et la Corée du Sud, par exemple, ont déjà fait part de leur éventuelle intention de contester les restrictions sur les véhicules électriques. Le vice-président exécutif de l’Union européenne, Frans Timmermans, responsable du Pacte vert pour l’Europe, a mis en garde contre les mesures protectionnistes contenues dans cette loi historique des États-Unis en faveur du climat lors d’une allocution en septembre à l’Université de Columbia.

En outre, les pays craignant que leurs producteurs d’hydrogène ou de véhicules électriques soient pénalisés par les considérables subventions américaines pourraient être tentés de réagir en mettant en place leurs propres mesures protectionnistes pour contrecarrer le soutien qu’offre cette loi aux entreprises et aux exportations américaines. Nombre d’entreprises ont fait part d’un intérêt nouveau à investir dans des projets d’hydrogène vert aux États-Unis pour bénéficier de la généreuse subvention, et plusieurs ont laissé entendre que des projets existants dans d’autres pays pourraient être abandonnés et rapatriés aux États-Unis.

Des risques commerciaux existent également dans l’éventuelle réaction des États-Unis à une forte augmentation de projets à l’exportation financés par les contribuables américains : en effet, bon nombre des projets d’hydrogène vert et d’ammoniac proposés sont destinés à l’exportation compte tenu de la faible demande intérieure à l’heure actuelle. Il y a sûrement des limites à la volonté du contribuable américain de subventionner le coût de l’énergie pour les consommateurs et les entreprises du Japon, d’Allemagne ou d’ailleurs.

La loi risque d’exacerber des instincts protectionnistes de plus en plus prononcés déjà dans d’autres parties du monde. Le président indonésien, par exemple, a clairement énoncé son objectif d’interdire les exportations de nickel, intrant essentiel dans les véhicules électriques, pour permettre à son pays de mieux positionner son industrie manufacturière sur la chaîne de valeur.

De manière générale, la loi sur la réduction de l’inflation est la manifestation la plus récente d’une tendance croissante vers des mesures en faveur d’une politique industrielle qui permettra d’appréhender la totalité de la valeur économique des chaînes d’approvisionnement. Après les perturbations mondiales provoquées sur les chaînes d’approvisionnement par les confinements économiques liés à la COVID-19, les entreprises et les gouvernements réévaluent également la sécurité de leur approvisionnement, en énergie ou en autres biens. La création d’emplois nationaux et la sécurité de l’approvisionnement se conjuguent pour constituer un puissant accélérateur de tendances déjà en plein essor vers un recul du commerce et de l’intégration au niveau mondial.

Fragmentation

À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ces vents économiques contraires à la mondialisation vont maintenant s’unir à des forces géopolitiques de fragmentation à mesure que les alliances politiques et économiques se régénèrent en nouveaux blocs régionaux. Face à la complexité de ce contexte géoéconomique et géopolitique, les obligations de production aux États-Unis ou dans leurs pays alliés contenues dans la loi sur la réduction de l’inflation devront être mises en œuvre avec une sensibilité particulière pour ne pas attiser davantage la flamme de la fragmentation. Ces risques viennent s’ajouter aux tensions commerciales qui ne cessent de s’accentuer entre les États-Unis et la Chine et qui ont assombri les perspectives des projets solaires américains ces dernières années.

En matière de lutte contre le changement climatique, un engrenage de représailles de la part des partenaires commerciaux des États-Unis serait non seulement problématique sur les plans économique et géopolitique, mais il risquerait de nuire à la transition énergétique elle-même s’il limitait l’accès aux matériaux et produits énergétiques propres les moins coûteux. Pour atteindre zéro émission nette d’ici à 2050, le monde doit considérablement intensifier le commerce transfrontalier en énergie propre. Le total des échanges commerciaux liés à l’énergie diminue à mesure que la décarbonation progresse parce que le système est de plus en plus électrifié, et l’électricité est en général produite localement. Mais les échanges commerciaux de composants destinés aux énergies renouvelables, de minéraux essentiels pour les batteries et de carburants tels que l’hydrogène doivent se développer extrêmement vite pour qu’il soit beaucoup plus coûteux et difficile de décarboner sans passer par les échanges transfrontaliers qui tirent parti des avantages comparatifs de chaque pays. Selon l’Agence internationale de l’énergie, par exemple, pour atteindre zéro émission nette d’ici à 2050, il convient de tripler la valeur du commerce mondial de minéraux essentiels et d’encourager le commerce mondial d’hydrogène pour le porter à 1 500 fois son niveau actuel, qui est négligeable.

Le défi à relever par les autorités américaines est donc d’assurer que la loi sur la réduction de l’inflation déclenche un cercle vertueux de concurrence plutôt qu’un cercle vicieux de protectionnisme. Les pays du monde entier doivent rivaliser les uns avec les autres pour devenir les chefs de file des innombrables secteurs de l’énergie propre de l’avenir, en faisant baisser les coûts et en accélérant dans le même temps le déploiement de ces énergies propres.

Afin de saisir cette occasion, les autorités américaines en matière de commerce et de climat doivent renouveler leur attachement au système commercial fondé sur des règles et à la coopération avec les partenaires de libre-échange pour diversifier les chaînes d’approvisionnement en énergie propre. Il est évident que nous ne pouvons pas tout produire au niveau national, mais la diversification des sources d’approvisionnement est tout à fait logique pour améliorer la sécurité énergétique et contrecarrer l’influence de la Chine qui domine aujourd’hui un certain nombre de secteurs (notamment la fabrication de panneaux solaires et de batteries, et le raffinage et le traitement de minéraux essentiels), car elle a depuis longtemps ses propres programmes publics de développement des industries nationales.

Coopération climatique

Pour être plus précis, les autorités américaines doivent tirer parti de leurs solides mesures nationales en faveur du climat pour renforcer leur coopération climatique avec d’autres pays soucieux de la compétitivité de leurs industries nationales. L’accord conclu récemment par les pays du G7 pour constituer une alliance de nations bénéficiant de conditions commerciales préférentielles s’ils respectent certaines normes environnementales en est un exemple. Les États-Unis pourraient maintenant être en mesure de rejoindre ou de reproduire le projet de l’Union européenne d’imposer une taxe carbone sur les importations de biens à fortes émissions. Ils sont également mieux placés pour mettre en œuvre un accord passé récemment avec l’Union européenne pour restreindre les importations d’acier et d’aluminium d’Asie et d’ailleurs si les normes d’émissions ne sont pas respectées.

Plus généralement, la nouvelle loi donne l’occasion d’un dialogue entre pays partenaires pour créer des règles commerciales spéciales en faveur de l’énergie propre. Un système commercial basé sur des règles reste d’une importance capitale : il imposera le renforcement de l’Organisation mondiale du commerce à bout de souffle et la mise en place de nouveaux mécanismes de coopération économique par les autorités commerciales et diplomatiques.

La pandémie de COVID-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie nous rappellent douloureusement l’importance de sécuriser les chaînes d’approvisionnement, de diversifier les sources d’approvisionnement et de stimuler la production nationale, en particulier dans les secteurs d’importance stratégique comme l’énergie. En outre, même si la loi sur la réduction de l’inflation peut être un exemple de politique industrielle, elle n’est certes rien par rapport aux mesures prises par la Chine pour promouvoir et protéger ses propres industries et en conséquence, les États-Unis (et les autres pays) ne doivent pas désarmer de façon unilatérale.

Les politiques commerciales et la diplomatie devront faire preuve d’ingéniosité pour éviter les guerres commerciales qui nuisent aux solutions énergétiques dont nous avons besoin.

Parallèlement, ces nouveaux impératifs accentuent les risques qui menacent déjà de plus en plus l’ordre économique mondial. Sur les plans géopolitique et géoéconomique, la mondialisation recule : de nouvelles forces puissantes de fragmentation donnent naissance à de nouvelles alliances géostratégiques et affaiblissent l’intégration économique mondiale. Si elles ne font pas l’objet d’une gestion rigoureuse, les mesures favorables à une politique industrielle telles que la nouvelle loi américaine en faveur du climat risquent d’exacerber les tensions commerciales et de mettre en danger la transition vers l’énergie propre qui nécessite une nette augmentation, et non pas une diminution, des échanges commerciaux de matériaux et de produits énergétiques propres.

Toutefois, moyennant un processus approprié, le renforcement de nos chaînes d’approvisionnement énergétique pourra à la fois encourager de nouvelles industries nationales et donner lieu à des accords commerciaux plus pérennes. Mais les politiques commerciales et la diplomatie devront faire preuve d’ingéniosité dans les années à venir pour éviter les guerres commerciales qui nuisent aux solutions énergétiques dont nous avons besoin. 

JASON BORDOFF est directeur du Centre pour la politique énergétique mondiale de l’Université de Columbia et ancien assistant spécial auprès du président Obama.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.