5 min (1403 words) Read

Dans le ballet auquel se livrent l’intervention étatique et les forces du marché, la politique industrielle doit éviter les faux pas

La politique industrielle a le vent en poupe dans de nombreux pays ; certains économistes citent la politique chinoise comme un modèle de réussite. Face à des défis tels que l’après-COVID-19, le nationalisme vaccinal, l’instabilité de la chaîne logistique mondiale, la transition vers un monde à zéro émission nette et la concurrence géopolitique, le rôle de la politique industrielle et des aides publiques aux entreprises et aux branches stratégiques est à nouveau à l’ordre du jour.

Les gens se demandent s’ils peuvent avoir confiance dans le marché libre et craignent que leur pays ne perde sa longueur d’avance en matière d’innovation. Les partisans de la ligne dure eu égard à la sécurité nationale redoutent la dépendance envers les adversaires pour l’approvisionnement en ressources essentielles telles que les semi-conducteurs et les produits pharmaceutiques.

Aux États-Unis, la politique industrielle n’est plus un tabou et constitue un élément central de la doctrine économique de l’administration Biden (Bidenomics). La loi CHIPS (Creating Helpful Incentives to Produce Semiconductors and Science Act ou CHIPS Act), qui accorde des incitations à la fabrication de semi-conducteurs afin de redynamiser cette branche de production aux États-Unis, bénéficie du soutien des deux partis. Plus de 90 % des puces de pointe (produits indispensables dans les secteurs de la défense et de l’intelligence artificielle) sont fabriquées dans la province chinoise de Taiwan, ce qui suscite des inquiétudes quant à la vulnérabilité de l’industrie américaine en cas d’attaque. C’est pourquoi le gouvernement des États-Unis a affecté à la fabrication de semi-conducteurs perfectionnés 39 milliards des 280 milliards de dollars prévus par la loi CHIPS. La politique industrielle de l’administration Biden est ambitieuse et prévoit la création d’au moins deux pôles de fabrication de semi-conducteurs d’ici à 2030. Les bénéficiaires de l’aide financière doivent respecter de nombreuses conditions, telles que l’interdiction pendant 10 ans d’accroître la capacité de production de puces de pointe en Chine et l’engagement en faveur de la prestation de services de garde d’enfants à prix abordable. Ces mesures s’inscrivent dans une approche industrielle globale, qui prévoit également l’octroi de subventions totalisant 370 milliards de dollars pour les énergies propres au titre de la loi sur la réduction de l’inflation.

Dans le cadre de ses efforts visant à réduire sa dépendance envers la Chine, le Japon a quant à lui accordé plus de 500 millions de dollars de subventions à 57 sociétés, stimulant ainsi l’investissement intérieur. L’Union européenne a étoffé sa politique industrielle, notamment en investissant 160 milliards d’euros issus du fonds de relance post-COVID-19 dans les innovations numériques telles que les puces, les batteries et l’adaptation aux changements climatiques. En réponse aux subventions massives prévues par la loi sur la réduction de l’inflation des États-Unis, le ministre italien de l’Économie a plaidé en faveur d’une approche uniforme à l’échelle de l’Union européenne pour soutenir la compétitivité et protéger la production des secteurs stratégiques.

Gros plan sur les « champions nationaux »

La « politique industrielle » englobe les efforts déployés par le gouvernement pour donner une orientation à l’économie en ciblant certaines industries, entreprises ou activités au moyen de subventions, d’incitations fiscales, du développement d’infrastructures, de réglementations protectrices et d’un soutien à la recherche–développement.

Lorsque la politique industrielle s’inscrit dans la stratégie de croissance, les pays doivent atteindre des objectifs concurrents, tels que la croissance économique durable, la stabilité financière et budgétaire, et l’établissement de « champions nationaux », qui est souvent un objectif distinct de la stratégie de croissance. La réalisation de cet objectif repose sur le renforcement de la sécurité nationale par l’autosuffisance dans des secteurs clés, une croissance génératrice d’emplois et inclusive, la redynamisation des communautés laissées pour compte et la relance du secteur manufacturier vu par la lorgnette des électeurs. Des entreprises ou des secteurs ont été mis en avant en tant que champions nationaux dans plusieurs pays : les semi-conducteurs dans la province chinoise de Taiwan, les énergies renouvelables en Allemagne et l’aérospatiale en France.

La politique industrielle a parfois permis d’établir des champions nationaux, mais elle prête à controverse. Les économistes craignent que la sélection des gagnants et des perdants ait des effets de distorsion du marché et entraîne une répartition inefficace des ressources. Or, la résurgence de la politique industrielle ne se dément pas.

Face à la montée du nationalisme économique et des tensions géopolitiques, l’établissement de champions nationaux restera probablement un objectif des gouvernements qui cherchent à promouvoir leurs intérêts nationaux. Dans ce contexte, le cadre d’analyse du trilemme de la stratégie de croissance présenté ci-après peut aider les responsables politiques à concilier les objectifs que sont la croissance économique, la stabilité et l’établissement de champions nationaux.

Le trilemme de la stratégie de croissance

Le cadre met en exergue les défis auxquels sont confrontés les responsables politiques pour concilier trois objectifs : la croissance économique, la stabilité financière et budgétaire, et l’établissement de champions nationaux. Pour réaliser deux de ces objectifs, on doit renoncer en partie au troisième, d’où le trilemme.

Le trilemme de la stratégie de croissance est représenté au graphique 1 : les trois objectifs concurrents obligent les responsables politiques à faire un choix difficile.

La stratégie A suppose que le gouvernement accorde la priorité au soutien aux champions nationaux qui constituent une valeur sûre ainsi qu’à la stabilité financière et budgétaire. Elle met l’accent sur la sécurité nationale, la prudence et la résilience plutôt que sur les avantages potentiels d’une stratégie plus risquée.

La stratégie B est axée sur la croissance économique et le soutien aux champions nationaux qui constituent un pari audacieux du fait qu’ils prennent des risques. Le gouvernement qui suit cette approche peut se soucier de la stabilité dans une moindre mesure parce qu’il prend davantage de risques, ou reléguer à l’arrière-plan l’efficacité et la gouvernance, ce qui peut nuire au système financier et engendrer des coûts budgétaires. Il est toutefois prêt à accepter un risque accru d’instabilité en contrepartie d’une croissance plus forte.

La stratégie C, l’approche du capitalisme de marché équitable, donne la priorité à la stabilité et à la croissance économique, sans sélection de champions nationaux. Elle met l’accent sur l’économie de marché dynamique, le libre accès, et les entreprises présentes sur un marché équitable et concurrentiel.

Le capitalisme de marché équitable propose une voie différente de celle de la politique industrielle pour la réalisation de certains objectifs de sécurité nationale. Cette approche favorise l’établissement d’une chaîne logistique mondiale diversifiée qui repose sur le commerce ouvert et équitable, et non sur un développement économique qui s’inspire de la course aux armements. Elle peut accroître l’efficacité et l’innovation à long terme en réduisant le risque de perturbation de la chaîne logistique.

De tels arbitrages ne consistent pas seulement à choisir un objectif au détriment d’un autre ; il s’agit plutôt de mettre en équilibre les trois objectifs (sur un continuum). La meilleure approche dépend de facteurs contextuels, notamment de l’état de l’économie, de la santé du système financier, des pressions électorales et de l’environnement géopolitique.

Les gains d’efficacité peuvent favoriser l’approche du capitalisme de marché équitable. Et pourtant, les gouvernements succombent souvent à la tentation de choisir des champions nationaux. Pourquoi ? La psychologie des dirigeants nationaux et les pressions qu’ils subissent sont peut-être en cause.

Pourquoi les champions nationaux sont-ils prisés par les dirigeants ?

Supposons que vous avez été élu à la tête de votre pays. Vous devez désormais prendre des décisions qui ont une incidence sur le bien-être de millions de personnes. Vous devez concilier les objectifs de croissance économique, de sécurité nationale, de stabilité financière et budgétaire, ainsi que des préoccupations sociales et environnementales. Les enjeux sont importants et la pression peut être écrasante.

Vous êtes confronté à l’impératif de la croissance économique. Si vous voulez rester au pouvoir, créer des emplois et assurer la stabilité de la société, une croissance suffisante et soutenue est essentielle. Dans le cas contraire, vous risquez d’être confronté à la montée du chômage et de la grogne parmi la population, ce qui mettrait en péril votre maintien au pouvoir.

Cette pression peut se traduire par une anxiété de croissance. Selon des études de psychologie clinique, l’anxiété pousse les gens à se concentrer sur des préoccupations immédiates, souvent au détriment des objectifs à long terme. Dans le contexte de la croissance économique, les dirigeants peuvent être dans un état d’esprit similaire, qui les pousse à donner la priorité aux résultats à court terme et aux gains rapides pour diminuer leur anxiété et démontrer les progrès accomplis. Cela peut les amener à cibler certaines industries ou entreprises, perçues comme porteuses d’une croissance immédiate, et à négliger les risques d’atteinte à la stabilité et les inconvénients.

La politique industrielle est un outil clé que les dirigeants peuvent utiliser pour l’établissement de champions nationaux, notamment par la passation de marchés, l’octroi de subventions ou d’allégements fiscaux, et les investissements dans des projets d’infrastructure. Cette stratégie peut toutefois avoir des conséquences néfastes : concentration du pouvoir économique, mauvaise répartition des ressources et omission des considérations à long terme. Elle peut nuire à la concurrence et à l’innovation sur le marché, ce qui est préjudiciable à la croissance et au bien-être social.

Les dirigeants peuvent être contraints de promouvoir des champions qui constituent un pari audacieux (stratégie B) s’ils sont pressés d’obtenir des résultats rapides, d’asseoir leur pouvoir ou de créer des emplois. La politique industrielle peut donner l’impression qu’une influence est exercée sur les résultats économiques en réduisant l’anxiété de croissance et en procurant un sentiment de sécurité au gouvernement et au public.

Les dirigeants peuvent subir des pressions liées à la sécurité nationale et à la stabilité financière et budgétaire, qui peuvent susciter une peur de l’instabilité motivée par des préoccupations telles que la dépendance à l’égard d’autres pays pour des ressources essentielles ou le désir d’éviter les échecs, les défauts de paiement ou les scandales.

Les dirigeants peuvent donc promouvoir des champions nationaux qui constituent une valeur sûre dans une optique de sécurité et de stabilité, pensant ainsi protéger les intérêts du pays et les ressources essentielles, et maintenir la stabilité, ce qui leur donne l’impression d’être maîtres des résultats (stratégie A). Toutefois, les inconvénients potentiels de cette approche, par exemple les risques de distorsion de la concurrence et d’entrave à l’innovation, ne peuvent être ignorés.

L’anxiété de croissance et la peur de l’instabilité peuvent inciter les dirigeants d’un pays à choisir des champions nationaux. Ces facteurs politiques et psychologiques déterminent souvent la stratégie de croissance nationale, même si la plupart des dirigeants sont conscients des coûts économiques et des inefficacités qui peuvent découler de ce choix à long terme.

L’anxiété de croissance et la peur de l’instabilité peuvent inciter les dirigeants d’un pays à choisir des champions nationaux.
La politique industrielle n’est pas une solution miracle

La société Airbus est souvent citée comme un modèle de réussite s’agissant de l’intervention étatique dans l’économie. La création de ce consortium européen à la fin des années 60, qui a remis en cause l’hégémonie de Boeing à l’échelle mondiale, a été rendue possible par des subventions publiques, l’engagement à absorber les pertes et le financement des coûts de développement fixes. Airbus est ainsi devenue un concurrent redoutable.

Toutefois, les obstacles rencontrés récemment par la Chine avec le C919 de l’avionneur Commercial Aircraft Corporation of China (COMAC) montrent que la politique industrielle ne constitue pas une solution miracle. Convaincue qu’une grande nation doit construire ses avions de ligne, la Chine a investi massivement dans le développement d’avions commerciaux afin de contester la suprématie de Boeing et d’Airbus. Malgré des investissements de 70 milliards de dollars dans la COMAC, le constructeur public chinois, le projet a été retardé de plus de cinq ans en raison d’obstacles réglementaires, technologiques et liés à la chaîne d’approvisionnement. Les retards ont été prolongés par les exigences spéciales en matière de licences pour les exportations de pièces de haute technologie vers la Chine, imposées par l’administration Trump en 2020. Aucune autorité aéronautique étrangère de premier plan n’a encore certifié le C919, en partie en raison de problèmes de sécurité. Ainsi, la Chine n’a pas réussi à répéter dans le secteur concurrentiel de l’aviation mondiale le succès remporté par sa politique industrielle dans le réseau ferroviaire à grande vitesse et le secteur des véhicules électriques.

On peut en déduire que la sélection de champions nationaux peut être efficace, mais qu’il n’est pas assuré que cette approche porte fruit. Même dans d’autres cas de défaillance du marché, le gouvernement pourrait avoir du mal à s’attaquer au problème sans produire d’effet de distorsion ou engager des coûts budgétaires élevés. Et lorsque plusieurs pays mettent en œuvre une politique industrielle pour promouvoir leurs propres champions nationaux, cela peut se traduire par un nivellement par le bas en matière de subventions et de protections. Une telle dynamique réduit les chances de réussite des différents pays et peut déstabiliser l’environnement économique mondial.

Lawrence Summers, l’ancien secrétaire au Trésor des États-Unis, a récemment fait part de son appréciation des conseillers en matière de politique industrielle en faisant une analogie avec les généraux : « Les meilleurs généraux sont ceux qui ont la guerre en horreur, mais qui sont prêts à monter au front s’il le faut. Ma crainte, c’est que les personnes qui élaborent les politiques industrielles aiment élaborer des politiques industrielles. » Dans ce contexte, le trilemme rappelle aux responsables politiques que la prudence est de mise avec la politique industrielle, et qu’il faut mettre l’accent sur la croissance à long terme, la stabilité et la coopération internationale.

La politique industrielle est comme le sel en cuisine : une pincée peut être salutaire, un excès peut provoquer un déséquilibre et un excès prolongé peut être nocif.

 

RUCHI AGARWAL est chargé de recherche à la Harvard Kennedy School et cofondateur du Global Talent Network.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.