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L’Inde est à l’aube de transformations qui pourraient changer l’avenir de son économie et de sa société

D’ici 10 ans, l’Inde sera le pays du monde où le plus d’habitants utiliseront l’intelligence artificielle (IA) quotidiennement. De surcroît, les pays avancés seront surpris par l’usage que les Indiens en feront. L’Inde connaîtra sous peu une révolution technologique qui pourrait infléchir la trajectoire de son avenir socioéconomique et cette révolution sera riche d’enseignements pour le reste du monde.

Notre prédiction repose sur trois faits : l’Inde a besoin d’une telle révolution, elle y est prête et elle la fera.

L’Inde en a besoin

Sorte de mise en garde contre une dépendance excessive des entreprises internationales à l’égard de la Chine pour leurs achats de produits manufacturés et de logiciels, le concept « Chine + 1 » gagne du terrain. L’Inde, avec ses investissements croissants dans l’infrastructure, ses politiques propices et sa population active jeune, sera le bénéficiaire le plus probable de cette évolution des choses. Elle est peut-être le seul pays prêt à jouer dans la même cour que la Chine.

L’Inde, qui compte 1,4 milliard d’habitants, est plus un continent qu’un pays. Sa population est près de deux fois celle de l’Europe. En revanche, l’âge moyen y est de 28 ans, contre 44 en Europe, de sorte que la part de la population d’âge actif y est supérieure. C’est le point de départ : l’Inde est un très grand pays de gens très jeunes.

Ce dividende démographique, les tendances mondiales favorables et le déblocage d’un potentiel inexploité durant des décennies commencent à porter leurs fruits. Alors que les projections macroéconomiques pour la majorité des pays semblent modestes, voire sombres, l’Inde reste l’élément positif du tableau. Les jeunes Indiens sont ambitieux et motivés, prêts à se saisir de toutes les occasions pour améliorer leur sort.

Par ses défis et ses besoins uniques, l’Inde se distingue vraiment de l’Occident : du fait de sa population diverse et de la complexité de ses problématiques socioéconomiques, l’enjeu de l’IA en Inde ne se limite pas à l’essor d’une technologie de pointe. Il s’agit pour ce pays de traiter des problèmes urgents liés à la santé, l’éducation, l’agriculture et la durabilité.

Bien que nous soyons juste deux fois plus nombreux que les Européens, notre population est bien plus diversifiée. Les Indiens, comme les Européens, sont souvent bilingues, voire multilingues. L’Inde reconnaît 19 500 dialectes parlés par au moins 10 000 locuteurs. D’après les données censitaires, deux Indiens pris au hasard n’ont que 36 % de chances de parler la même langue.

Cette barrière de la langue est aggravée par le taux officiel d’alphabétisation, qui avoisine 77 %, avec de fortes disparités d’un État à l’autre. Cela signifie qu’à peu près un Indien sur quatre ne sait ni lire ni écrire. Même si les pouvoirs publics s’efforcent d’épauler les plus vulnérables, il est difficile de les sensibiliser aux services proposés et de faire en sorte que le plus grand nombre y ait accès. Pour une personne analphabète, devoir remplir un simple formulaire peut être rédhibitoire. L’examen des ressources conditionnant l’admissibilité à des prestations nécessite de s’en remettre à quelqu’un qui sait lire et écrire et connaît les rouages de l’administration. Et pour bénéficier effectivement des services, les candidats doivent se faire aider par un agent qui ne soit pas mal informé ou pire, corrompu. Ces obstacles pénalisent de manière disproportionnée ceux qui ont le plus besoin des aides de l’État.

Nous sommes en capacité de résoudre de nombreux problèmes pour notre population, mais la difficulté réside toujours dans la distribution, pas dans la solution. En Inde, nous considérons que l’IA peut aider à régler ce problème d’accès. L’IA permet aux usagers d’accéder aux services directement par la voix, dans un langage naturel, et donc d’être autonomes. Comme le disait très justement l’auteur canadien William Gibson, « le futur est déjà là, il est juste inégalement réparti ». L’Inde en est l’illustration la plus flagrante.

Le reste du monde regarde l’IA avec curiosité, attendant de voir ses applications dans la vie réelle. En Inde, nous en voyons le potentiel immédiat. Bien que ce soit peut-être aussi le cas dans bon nombre de pays en développement, l’autre facteur important est que ...

Le reste du monde regarde l’IA avec curiosité, attendant de voir ses applications dans la vie réelle. En Inde, nous en voyons le potentiel immédiat.
L’Inde est prête

La population indienne n’est pas seulement jeune, elle est connectée. Selon l’autorité de réglementation du secteur des télécommunications, l’Inde compte plus de 790 millions d’abonnés à l’Internet mobile. La pénétration d’Internet ne cesse d’augmenter et, grâce à des plans de données financièrement abordables, de plus en plus d’individus sont en ligne et constituent une base d’utilisateurs gigantesque pour les applications et services d’IA.

Mais il est un domaine dans lequel l’Inde devance tous les autres pays : celui des infrastructures numériques publiques. Aujourd’hui, la quasi-totalité des Indiens possèdent une identité numérique dans le cadre d’Aadhaar. Ce système attribue un numéro d’identification unique à 12 chiffres permettant aux utilisateurs de s’authentifier numériquement, c’est-à-dire de prouver qu’ils sont bien la personne qu’ils prétendent être.

L’Inde s’est en outre dotée d’un système de paiement interopérable à faible coût et en temps réel, grâce auquel n’importe quel client de n’importe quelle banque peut payer un tiers (personne physique ou commerçant) en utilisant n’importe quelle banque, instantanément et sans frais. Cette interface de paiement unifiée gère chaque mois plus de 10 milliards de transactions ; plus vaste système de paiement en temps réel au monde, l’interface unifiée indienne couvre environ 60 % de toutes les transactions en temps réel à l‘échelle mondiale.

Forte du succès de ces modèles, l’Inde accueille l’innovation dans les réseaux ouverts du type infrastructures numériques publiques. Prenons l’exemple de Namma Yatri, un système de réservation de courses à la demande mis en place avec le syndicat des conducteurs de pousse-pousse de Bangalore et lancé en novembre 2022. Ces conducteurs ont leur propre application et s’acquittent d’un montant forfaitaire pour pouvoir l’utiliser, mais il n’y a ni pourcentage de commission ni intermédiaire. Près de 90 000 courses par jour passent par cette application, soit presque autant que les sociétés de réservation de courses de la ville.

Dans les pays occidentaux, une refonte des systèmes existants s’impose ; l’Inde, tabula rasa, peut en revanche partir de zéro et se doter de systèmes fondés sur l’IA dès le départ. L’adoption rapide d’infrastructures numériques publiques est le socle sur lequel reposent ces technologies. De telles infrastructures produisent des quantités de données phénoménales et, grâce au réseau indien d’agrégateurs de comptes, les citoyens conservent la main sur leurs données, ce qui les incite encore davantage à avoir confiance dans ces infrastructures et à les utiliser. Sur ces bases solides, l’Inde devrait faire la course en tête pour l’adoption de l’IA.

L’Inde la fera

Au mois de septembre 2023, en collaboration avec la fondation EkStep, le gouvernement indien a lancé l’agent conversationnel PM-Kisan, qui accompagne un programme de transferts directs du même nom, en faveur des agriculteurs. Ce programme qui a débuté en 2019 verse des aides aux agriculteurs propriétaires de leurs terres. L’accès au programme, la collecte des informations pertinentes et le règlement des contentieux ont toujours été un problème pour les agriculteurs. Le nouvel agent conversationnel leur permet, juste en parlant, de savoir s’ils peuvent prétendre au programme et de suivre l’avancement de leur dossier et les paiements. Le jour de son lancement, l’agent a été utilisé par plus de 500 000 personnes et de nouvelles fonctions sont proposées très progressivement pour que le déploiement s’opère de façon prudente et en gérant les risques.

Ces étapes s’inscrivent dans une tendance encourageante d’adoption rapide de la nouvelle technologie par le gouvernement indien. Mais la tendance ne s’arrête pas aux dirigeants : l’écosystème technologique bouillonnant de l’Inde a décollé lui aussi, conséquence directe de l’essor très notable des exportations informatiques indiennes, dont la valeur avoisine actuellement 250 milliards de dollars par an. Après ceux des États-Unis, les développeurs les plus nombreux sur GitHub (service infonuagique pour la conception de logiciels) sont indiens. Non seulement ce secteur innove, mais il adopte les infrastructures numériques publiques à grande échelle, produisant un effet cyclique : les start-ups nourrissent la culture technologique en pleine expansion puis exploitent les données pour construire des outils d’IA plus précis et plus intéressants. De surcroît, l’écosystème dynamique des start-ups indiennes s’emploie activement à trouver des solutions d’IA pour relever divers défis.

L’IA peut aussi changer la donne dans l’éducation, en aidant à combler le déficit d’alphabétisation. Les technologies de l’IA offrent aux étudiants des possibilités sans équivalent pour apprendre dans leur langue maternelle, mais aussi apprendre l’anglais. Les applications d’IA sont utiles aux élèves et aux enseignants, souvent dépassés par des tâches administratives qu’ils remplissent aux dépens de leur travail pédagogique. Comme l’IA décharge les administrations et les start-ups des tâches courantes, le rôle respectif des enseignants et des étudiants évolue et ils forment des partenariats dynamiques axés sur des apprentissages en profondeur et d’authentiques interactions humaines.

Ce dont l’Inde a besoin, c’est d’un plan stratégique pour ne pas manquer les possibilités les plus intéressantes de mettre à profit l’IA. Il s’agit moins de se focaliser sur la technologie elle-même que de réfléchir aux problèmes des citoyens que les technologies existantes n’ont pas su résoudre. Et des organisations comme EkStep sont entrées en lice avec une mission baptisée People+AI : au lieu de mettre l’accent sur l’IA, son but est de se concentrer sur les problèmes rencontrés par la population. Ce qui a débouché sur de nouveaux usages surprenants, tout à fait propres à l’Inde.

Son statut de puissance technologique émergente ainsi que ses caractéristiques socioéconomiques uniques la placent en bonne position pour devenir d’ici 10 ans le premier utilisateur au monde de l’IA. De la simplification du système éducatif à la facilitation des programmes de protection sociale, l’IA peut pénétrer en profondeur dans la société indienne et y amener des changements notables dans de nombreux secteurs.

NANDAN NILEKANI est le président cofondateur d’Infosys et le président fondateur d’UIDAI (Aadhaar).

TANUJ BHOJWANI est à la tête de People+AI.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.