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Dans de nombreuses régions, l’accès hors ligne pourrait être décisif pour les monnaies numériques de banque centrale

À l’heure où les banques centrales du monde entier s’empressent de développer des monnaies numériques, presque toutes les recherches et tous les essais portent essentiellement sur des technologies qui reposent sur Internet. Que se passera-t-il lors d’une panne Internet généralisée due à une guerre ou à une catastrophe naturelle ? Et qu’en est-il des 75 % de la population adulte mondiale à faible revenu qui n’ont pas accès à Internet (base de données Findex de la Banque mondiale) ?

C’est dans ce contexte que s’inscrivent les efforts menés de longue date en coulisse de développer des systèmes de paiement numérique hors ligne. Certains de ces travaux remontent à 30 ans, bien avant même l’apparition des smartphones. En fait, l’avenir des monnaies numériques de banque centrale (MNBC) hors ligne pourrait se situer dans le passé technologique.

Mais tout d’abord, pourquoi les banques centrales des pays en développement comme le Ghana ou l’Uruguay se proposent-elles d’offrir aux populations une monnaie numérique plus sophistiquée en lieu et place de leurs cedis ou pesos ?

Plusieurs raisons déterminantes l’expliquent. L’une d’elles est une meilleure gestion des risques, car il peut être plus difficile de voler des monnaies numériques que des liasses de billets de banque. Une grande partie du commerce mondial des produits de consommation s’effectue déjà par voie numérique et représente bien plus de 90 % dans des pays comme la Chine et la Suède. Les banques centrales n’ont aucune intention de laisser des milliards de transactions aux mains des opérateurs de plateformes de paiement en ligne. C’est aussi là une question d’inclusion financière pour des millions de personnes qui n’ont pas les moyens financiers d’utiliser le système bancaire classique ou pas accès à Internet.

Les monnaies numériques hors ligne

Les systèmes de paiement numérique hors ligne pourraient vérifier la disponibilité des fonds et valider les transactions sans qu’il ne soit nécessaire de consulter un registre en ligne. Ces systèmes pourraient utiliser des téléphones portables de vieille technologie, non connectés à Internet, ou une sorte de carte prépayée améliorée.

En 1993, la Banque de Finlande a lancé sa carte prépayée « Avant ». Cette carte permettait d’effectuer des paiements hors ligne à l’aide d’un lecteur de cartes spécialement conçu, mais son usage ne n’est jamais répandu et elle a été abandonnée en 2006. En 1995, La National Westminster Bank, au Royaume-Uni, a mis à l’essai une plateforme de paiement à valeur stockée analogue, appelée Mondex. Avant et Mondex ont montré que la technologie fonctionnait, mais que les commerçants étaient trop peu nombreux à acquérir les dispositifs de point de vente nécessaires. Et même si ces deux initiatives offraient la possibilité d’effectuer des transactions de pair à pair, les utilisateurs devaient y accéder au moyen d’appareils spéciaux.

Récemment, plusieurs entreprises ont lancé des versions mises à jour des concepts Avant et Mondex, capables de traiter les paiements hors ligne. Les utilisateurs envoient et reçoivent des fonds en échangeant des codes d’autorisation à plusieurs chiffres, soit manuellement, soit en utilisant des connexions de communication en champ proche (CCP). Certaines de ces technologies requièrent des dispositifs intermédiaires tels que des téléphones portables ou des connexions en ligne pour effectuer entièrement les transactions, mais dans l’optique de réduire le coût des dispositifs et d’éliminer la nécessité d’une batterie interne.

Par exemple, la société allemande Giesecke+Devrient, vieille de 170 ans et spécialisée dans l’impression de billets de banque, met actuellement à l’essai, en collaboration avec la Banque du Ghana, une plateforme MNBC hors ligne qui utilise une carte prépayée. Cette carte est configurée de manière à permettre un nombre illimité de transactions consécutives hors ligne, mais au moyen d’un dispositif intermédiaire. L’eCedi peut être utilisé par toute personne disposant soit d’une application de portefeuille numérique, doit d’une carte à puce sans contact, utilisable hors ligne. Selon les informations disponibles, la Banque populaire de Chine serait actuellement en train de mettre à l’essai des portefeuilles matériels similaires dans le cadre de ses tests du yuan numérique.

Le coût de certains de ces appareils peut, cependant, les mettre hors de portée de nombreuses personnes. Par exemple, la société fintech WhisperCash propose pour environ 70 dollars un appareil de pointe alimenté par une batterie et de la taille d’une carte de crédit qui permet d’effectuer des transactions en monnaie numérique.

Cependant, l’entreprise a également mis en place une plateforme hors ligne qui exploite les téléphones portables à technologie basée sur le texte, non connectés à Internet. Ces téléphones qui se limitent aux fonctions de base peuvent être achetés pour seulement 5 dollars. Le système WhisperCash requiert l’utilisation d’un dispositif qui coûte 2 dollars et qui est relié à la carte SIM du téléphone.

Même dans les pays à faible revenu, 66 % de la population adulte possède au moins ce type de téléphone. En 2017–18, la Banque centrale de l’Uruguay a testé avec succès sur une période de six mois une MNBC à laquelle les utilisateurs pouvaient accéder à l’aide de téléphones portables basiques (Sarmiento 2022).

Les dispositifs hors ligne reposent généralement sur un matériel inaltérable qui permet de garantir leur intégrité. Les contraintes opérationnelles, telles que les limites sur les montants et les soldes des transactions, doivent être protégées, car leur modification pourrait permettre un détournement de fonds. Ces limites jouent également un rôle dans l’application des règlements relatifs à l’intégrité financière. Des systèmes d’analyse installés sur l’appareil ou une synchronisation périodique avec un service de vérification fiable pourraient être utilisées pour permettre de déceler les transactions suspectes.

La Banque du Canada étudie actuellement des dispositifs d’accès universel visant à reproduire les caractéristiques des espèces et à empêcher l’interruption des transactions numériques en cas de panne de l’infrastructure. Dans le cadre de ses travaux préliminaires sur un euro numérique, la Banque centrale européenne envisage une fonctionnalité hors ligne.

Reste à savoir si au moins une de ces idées se concrétisera, mais dans de nombreuses régions, il semble bien que l’accès hors ligne pourrait être décisif pour les monnaies numériques de banque centrale.

JOHN KIFF, à présent retraité du FMI, y était expert principal du secteur financier, spécialisé dans les technologies financières et les monnaies numériques. Il travaille actuellement comme consultant auprès des banques centrales et compte WhisperCash parmi ses clients.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.

Bibliographie :

Sarmiento, Adolfo. 2022. “Seven Lessons from the e-Peso Pilot Plan: The Possibility of a Central Bank Digital Currency.” Latin American Journal of Central Banking 3 (2): 100062.