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La finance décentralisée et la finance traditionnelle peuvent être exploitées en synergie pour financer les énergies renouvelables et d’autres besoins urgents, mais seulement dans le cadre de normes et de règles claires

Le secteur des cryptomonnaies subit les affres de l’hiver cryptographique.

Des jetons comme le bitcoin et l’ether (Ethereum) ont perdu les trois quarts de leur valeur, tandis que d’importantes sociétés de prêt et d’investissement en cryptomonnaies se sont effondrées.

Soyons juste, le temps est aussi plutôt hivernal du côté de la finance classique — la « TradFi » (pour traditional finance), comme on l’appelle dans la communauté de la crypto et de la finance décentralisée (la « DeFi », pour decentralized finance). L’inflation est à son plus haut depuis quarante ans, une guerre a fracturé le système monétaire international, une crise de l’énergie et des matières premières sème la famine et les troubles politiques, et des records de chaleur révèlent un manque criant d’investissements dans la lutte contre les changements climatiques.

En vérité, « TradFi » et « DeFi » ont besoin l’une de l’autre.

Pour être adoptées par le grand public, la DeFi et la crypto doivent intégrer certaines des pratiques de réglementation et d’autoréglementation qui ont donné sa stabilité fonctionnelle à la TradFi. Mais il est également urgent que les intendants de l’économie mondiale, pour résoudre ses nombreux problèmes, explorent les solutions que proposent la DeFi et la crypto.

Un domaine qui appelle une attention particulière est le secteur hautement centralisé de l’énergie.

Prenons les négociations avec le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane pour augmenter la production de pétrole et stopper la flambée des prix mondiaux au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le fait que, pour résoudre une crise économique qui touche les 8 milliards d’habitants de la planète, les dirigeants mondiaux doivent satisfaire les intérêts d’un seul homme, chef non élu, est l’exemple même d’un problème de centralisation.

Un autre exemple frappant est la dépendance de l’Allemagne au gaz naturel russe, qui limite la marge de manœuvre de Berlin pour imposer des sanctions au Kremlin. Tout aussi édifiantes sont les conséquences de la cyberattaque par rançongiciel de Colonial Pipeline, en 2021 au Texas, qui a imposé l’arrêt de cette infrastructure pendant plusieurs jours et perturbé l’approvisionnement en carburants de quelque 60 millions d’Américains. Citons encore l’ouragan Maria, en 2017, qui, en arrachant quelques lignes à haute tension, a privé 90 % des Portoricains d’électricité pendant plusieurs mois.

La vulnérabilité aux événements extérieurs — que les concepteurs de réseaux électriques décrivent comme un manque de « redondance » — est une raison comme une autre de plaider pour les énergies renouvelables en réponse à la crise climatique. Nous avons désespérément besoin de décentraliser notre modèle énergétique. La solution réside dans les énergies renouvelables comme le solaire, la géothermie et l’éolien, ou dans la récupération de chaleur et d’énergie résiduelles. Elles ont des sources locales et elles peuvent fonctionner à différentes échelles.

Mais quel est le rapport entre l’énergie décentralisée et la finance décentralisée ?

Pour commencer, il faut reconnaître ceci : l’insuffisance de la réponse mondiale à la crise énergétique actuelle n’est pas un échec de la technologie, c’est un échec du financement.

Climate Policy Initiative, un groupe de réflexion ayant son siège à San Francisco, estime que le monde a investi 632 milliards de dollars dans la lutte contre les changements climatiques en 2019–20, bien loin des 4 500 à 5 000 milliards de dollars annuels jugés nécessaires pour atteindre l’objectif de zéro émission nette de carbone d’ici 2050.

Ce n’est pas par manque de volonté : partout, les pouvoirs publics et les entreprises s’engagent sur des objectifs ambitieux de réduction des émissions de carbone. C’est par démission des investisseurs, qui ne trouvent pas assez de projets leur inspirant suffisamment confiance pour ce qui est des rendements et des retombées promis.

Dans la plupart des cas, deux éléments font défaut : premièrement, des informations fiables et rapidement exploitables qui permettent de mesurer et de projeter les résultats et, deuxièmement, une demande des utilisateurs persistante et flexible qui rende la production d’énergie renouvelable économiquement viable là où elle est disponible.

Ces deux problèmes peuvent être résolus au moyen de l’innovation financière suscitée par les communautés de développeurs open-source de la DeFi et de la crypto.

Potentiel de financements verts

Concernant les informations exploitables, les perspectives résident dans le fait que la technologie peut convertir immédiatement les données en actifs négociables, grâce à sa fonction de règlement de pair à pair automatisé et quasi instantané et à sa capacité à définir des objets numériques uniques de toute taille ou valeur. Les gains d’efficacité sont potentiellement immenses comparativement, par exemple, au monde analogique des obligations vertes, qui font intervenir de multiples niveaux d’administration et sont fondées sur des données rétroactives qu’il faut des mois, voire des années, pour générer et contrôler.

La technologie cryptographique permet aux centrales équipées de capteurs avec preuve de sécurité et de systèmes de suivi par chaîne de blocs de vérifier qu’elles produisent de l’énergie renouvelable, puis de représenter instantanément cette information sous forme de jetons ponctuels uniques.

Dans un environnement « DeFi », ces jetons peuvent devenir des garanties pour les prêteurs. En incorporant des cryptomonnaies programmables, des jetons indexés ou des monnaies numériques de banque centrale, le modèle offre aux investisseurs une forme de sécurité à distance. Avec l’augmentation, portée par les États et par les entreprises qui appliquent les critères ESG, de la demande d’actifs performants dans la réduction des émissions de carbone, un gigantesque réservoir de liquidités pourrait naître autour de ces jetons, et faire advenir les marchés de capitaux profonds dont a besoin l’action pour le climat.

Ce modèle pourrait faire baisser les coûts de financement pour toutes sortes de projets. On peut se faire une idée de ce potentiel en imaginant un village reculé du Rwanda qui construit un microréseau solaire financé en DeFi pour alimenter un nouveau système d’irrigation.

Se pose alors le problème de la demande.

Mettons que les économies d’échelle requièrent que, pour être financièrement viable, le microréseau ait une puissance d’au moins 2 mégawatts, alors que le nouveau système d’irrigation n’a besoin que de 500 kilowatts. Comment une collectivité pauvre ayant des besoins en électricité modestes pourrait-elle combler la différence ?

La réponse se trouve dans le bitcoin, ce qui peut sembler paradoxal à qui soutient désormais l’interdiction du minage par preuve de travail, trop énergivore, à New York ou ailleurs.

À la différence d’autres utilisations de l’énergie, le minage de bitcoins n’a aucun ancrage géographique. Les mineurs peuvent exercer leur art n’importe où. Ils absorberont volontiers l’énergie excédentaire ou autrement gaspillée de n’importe quelle communauté, tant que le prix est suffisamment bas pour que leur activité reste rentable et concurrentielle.

Quelle est la forme d’énergie la moins chère ? Par définition, ce sont les énergies renouvelables. Selon le Cambridge Center for Alternative Finance, 53 % du réseau Bitcoin fonctionne déjà avec des énergies renouvelables, non pas parce que les mineurs sont altruistes, mais parce qu’ils sont mus par la recherche du profit.

S’il est impossible d’éliminer le bitcoin par la réglementation, l’objectif devrait être de le diriger vers des sources d’énergie renouvelable.

Maintenant que le prix du bitcoin a chuté et que l’arrivée du nouveau circuit intégré spécifique à une application (ASIC) Blockscale d’Intel présage une surabondance de puces bon marché pour les mineurs, la disponibilité d’une énergie à faible coût va devenir le principal facteur dans les plans d’expansion de tout mineur.

Tant que les autorités de réglementation ne les empêchent pas de nouer des relations, les promoteurs de projets d’énergies renouvelables trouveront dans les mineurs des partenaires volontaires et précieux. Ils accepteront de gros contrats d’avance qui garantissent un financement pour le développement des installations et s’engageront à consommer l’excédent de production en période de faible consommation de la communauté afin de lisser les pointes et les creux sur le réseau. Le minage peut rendre l’économie de l’électricité prévisible et viable.

Certes, les 47 % du restant du réseau Bitcoin émettent beaucoup de carbone. Selon l’estimation moyenne du Cambridge Center for Alternative Finance, l’ensemble du réseau consomme actuellement environ 84 térawattheures d’électricité par an, soit à peu près 0,38 % de la consommation mondiale totale. Cela s’explique par le fait que l’algorithme de preuve de travail du bitcoin est très gourmand en énergie. C’est pourquoi les partisans des systèmes fondés sur la preuve de participation, qui consomment beaucoup moins d’énergie, préconisent leur utilisation pour les actifs numériques tels que les jetons non fongibles.

Que cela plaise ou non, le bitcoin ne va pas disparaître. Lorsque le minage est banni quelque part, il s’installe tout simplement ailleurs ; c’est ce qui s’est passé en 2021, lorsqu’une interdiction en Chine a poussé une grande partie de l’activité à migrer vers les États-Unis, le Kazakhstan et d’autres endroits.

S’il est impossible d’éliminer le bitcoin par la réglementation, l’objectif devrait être de le diriger vers des sources d’énergie renouvelable — ou de l’éloigner des sources d’énergie fossile. Il est temps de mettre en place des politiques énergétiques raisonnables qui suppriment les subventions aux centrales électriques polluantes et incitent les communautés de mineurs de bitcoin à soutenir des producteurs d’énergie renouvelable par des engagements à long terme assortis de seuils de puissance minimum.

L’objectif ici n’est pas seulement le développement des énergies renouvelables, mais la décentralisation. Il faut se garder de suivre l’exemple du Salvador, où l’État mine des bitcoins sur un site rattaché à une centrale géothermique lui appartenant et dont il garde ainsi les bénéfices. Les économies en développement devraient plutôt encourager les partenariats entre les mineurs et les microréseaux solaires décentralisés, dans une répartition de la richesse et de la capacité de production qui permette de viser à la fois des objectifs sociaux et la redondance des infrastructures.

Repenser la réglementation

Le secteur de la crypto a lui aussi ses problèmes. La récente contagion financière qui l’a frappé a mis en lumière les dangers d’une culture de la spéculation qui a favorisé l’expansion sans entraves de l’effet de levier et des escroqueries. L’utilisation de l’anonymat pour manipuler les marchés par des wash trades (opérations fictives) et autres escroqueries de type « pump-and-dump » (arnaques à la bouilloire) est particulièrement alarmante. Une réglementation plus claire et effective est nécessaire.

Il importe néanmoins de se garder d’appliquer les modèles de réglementation dépassés du système financier centralisé existant à des projets cryptographiques décentralisés dont le fonctionnement est très différent. Appliquer une solution centralisée — par exemple s’efforcer de rendre des groupes de développeurs open-source éloignés et dépourvus de chef responsables des utilisateurs des protocoles de DeFi sur lesquels ils travaillent — pourrait augmenter les risques au lieu de les atténuer.

Les trois principales sources de la récente contagion financière étaient des services de finance centralisée (« CeFi ») — Celsius Network, Voyager Digital et Three Arrows Capital — tandis que l’autre grande faillite, la pyramide de Ponzi qu’était de fait Terra Luna, n’avait de DeFi que le nom. Les vrais projets de DeFi tels qu’Aave et Compound ont jusqu’à présent remarquablement bien résisté à ce choc intense.

Pourtant, la DeFi comporte d’autres risques importants. La société de sécurité cryptographique Immunefi estime que 670 millions de dollars ont été perdus au deuxième trimestre de 2022 en conséquence de violations et de piratages de contrats intelligents. Pour que la DeFi gagne de nouveaux adeptes, il faudra que les utilisateurs aient des garanties beaucoup plus solides quant à la sécurité de leurs fonds.

L’astuce : trouver un équilibre

Les autorités de réglementation devraient imposer des exigences fiduciaires plus strictes aux gestionnaires de services de CeFi — les traiter comme des maisons de courtage ou d’autres institutions financières réglementées. Concernant les activités de DeFi, elles devraient travailler avec le secteur pour mettre au point des solutions d’autorégulation qui exploitent ses forces technologiques et s’appuient sur sa structure décentralisée. Quelques idées dans ce sens sont la généralisation des « primes aux bugs » récompensant les développeurs qui repèrent et corrigent des incidents, l’obligation d’audits périodiques des logiciels, et la réalisation fréquente de tests de résistance des modèles de levier et de garantie.

Avant tout, il est nécessaire de parvenir à un consensus sur ce qui constitue un système décentralisé et de déterminer si les projets qui visent à évoluer dans cette direction le font de manière appropriée.

En bref, toutes les parties intéressées des mondes de la DeFi et de la TradFi doivent d’abord se mettre d’accord sur des cadres et un lexique commun, puis établir des normes et des règles. Ce ne sera pas facile, mais cela doit être fait. L’enjeu est trop important.

MICHAEL CASEY est directeur du contenu de la plateforme multimédia CoinDesk.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.