5 min (1403 words) Read

Plus que jamais, les sanctions économiques provoquent des chocs mondiaux d’une force inouïe et sont plus faciles à contourner

Jamais depuis les années 30 une économie de la taille de la Russie n’a été soumise à un tel arsenal de restrictions commerciales que celles imposées en réaction à son invasion de l’Ukraine. Mais contrairement à l’Italie et au Japon des années 30, la Russie d’aujourd’hui est un grand pays exportateur de pétrole, de céréales et d’autres produits de base essentiels, et l’économie mondiale est beaucoup plus intégrée. Les sanctions actuelles ont par conséquent des répercussions économiques mondiales d’une envergure inédite. Leur ampleur devrait inciter à remettre en question le recours aux sanctions comme un outil stratégique efficace avec de fortes incidences économiques mondiales.

Les sanctions ne sont pas la seule source de turbulences dans l’économie mondiale. Les prix de l’énergie augmentent depuis l’année dernière, tandis que la reprise économique après la pandémie se heurte à des chaînes d’approvisionnement surchargées. Les prix des denrées alimentaires dans le monde ont augmenté de 28 % en 2020 et de 23 % en 2021, et bondi de 17 % rien qu’entre février et mars de cette année. La guerre a aussi directement porté atteinte à l’Ukraine, dont les ports sur la mer Noire sont fermés en raison des combats, immobilisant ses exportations de blé, de maïs, d’huile de tournesol et d’autres marchandises.

Cette perte d’approvisionnement en provenance d’Ukraine a des effets amplifiés par deux chocs encore plus forts : les sanctions imposées à la Russie par 38 gouvernements d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie, et les mesures adoptées en conséquence par les entreprises et les banques du monde entier. Ce barrage de restrictions juridiques, commerciales, financières et technologiques a, d’une part, considérablement entravé l’accès de la Russie à l’économie mondiale et, d’autre part, abondamment élargi la gamme de produits en provenance de ces deux pays qui ne parviennent plus à atteindre les marchés mondiaux. Les sanctions draconiennes contre la Russie se sont greffées à la crise mondiale des chaînes d’approvisionnement et aux perturbations du commerce ukrainien dues à la guerre pour provoquer un choc économique d’une puissance inouïe. Des sanctions supplémentaires sur les exportations russes de pétrole et de gaz amplifieraient encore ces effets.

Une autre catégorie

Un regard sur l’histoire économique du siècle dernier met encore plus en lumière l’envergure des sanctions contre la Russie. Les régimes de sanctions les plus stricts de la période de la guerre froide, notamment les sanctions de l’ONU et de l’Occident contre la Rhodésie (aujourd’hui le Zimbabwe) et contre l’Afrique du Sud de l’époque de l’apartheid, ou les sanctions américaines contre Cuba et l’Iran, ne visaient pas de grandes économies. Un certain nombre de régimes de sanctions actuellement en vigueur sont plus stricts que ceux visant la Russie, en particulier ceux contre l’Iran, la Corée du Nord et le Venezuela, mais ces pays ont beaucoup moins de poids dans l’économie mondiale et le commerce international.

Les sanctions contre la Russie ont une incidence qui relève d’une tout autre catégorie. La Russie est la 11e économie mondiale, et son rôle de principal exportateur de produits de base au sein des pays émergents lui confère une position structurellement incontournable. Parmi les pays avancés, seuls les États-Unis, le Canada et l’Australie ont une empreinte comparable sur les marchés mondiaux de l’énergie, de l’agriculture et des métaux. En outre, depuis la fin de la guerre froide, plus de deux décennies d’intégration approfondie ont fait de la Russie une économie très ouverte, dont le ratio commerce/PIB est de 46 % selon les données de la Banque mondiale. Parmi les sept plus grands pays émergents, seuls le Mexique et la Turquie ont présenté des ratios plus élevés en 2020 (78 % et 61 %).

Au siècle dernier, les années 30 ont été la seule décennie offrant un précédent de sanctions contre un État d’un poids similaire dans l’économie mondiale. Dans les six semaines qui ont suivi l’invasion de l’Éthiopie par Benito Mussolini, en octobre 1935, la Société des Nations a élaboré un train de sanctions contre l’Italie, huitième économie mondiale, qui a été mis en œuvre par 52 des quelque 60 États souverains du monde à cette époque-là (Baer, 1976). Ces mesures comprenaient un embargo sur les armes, un gel des transactions financières et l’interdiction d’exporter un certain nombre de matières premières cruciales à la production de l’effort de guerre. Mais la mesure la plus déterminante a été l’interdiction de toute importation en provenance d’Italie, rendue possible, car, étant donné le déficit structurel du compte des transactions courantes italien, elle nuisait davantage à l’Italie qu’aux États qui l’imposaient.

Guerres de conquête

Entre octobre 1935 et juin 1936 en Italie, la production industrielle a chuté de 21,2 %, tandis que dans les cinq premiers mois de sanctions, les exportations se sont effondrées de 47 % avant de se stabiliser aux deux tiers environ de leur niveau préalable. L’interdiction par la Société des Nations de toute importation en provenance d’Italie a fait grimper les prix internationaux des denrées alimentaires telles que la viande, les fruits et le beurre, ainsi que des matières premières et des produits manufacturés comme la laine, les textiles et les articles de maroquinerie. Fondamentalement, les sanctions n’ont pas empêché l’Italie de conquérir l’Éthiopie, en grande partie parce que les États-Unis et l’Allemagne, première et troisième économies au monde, n’étaient pas membres de la Société des Nations et n’ont pas adhéré au régime de sanctions. En conséquence, l’Italie a continué d’importer du charbon et du pétrole (Ristuccia, 2000) et a réussi à surmonter huit mois de graves difficultés.

Le Japon était la septième économie mondiale à la fin des années 30 et un État commercial encore plus ouvert que l’Italie. Entre l’été 1939 et août 1941, une coalition de plus en plus vaste d’États occidentaux cherchant à limiter sa guerre de conquête en Chine lui a imposé des sanctions qui ont progressivement diminué le nombre de ses partenaires commerciaux disponibles (Maddison, 2006). Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a poussé l’Empire britannique et ses colonies et dominions d’Asie et du Pacifique (Inde, Australie, Nouvelle-Zélande et Canada) à restreindre leurs exportations de matières premières stratégiques pour les utiliser en priorité à l’intérieur de l’Empire.

À la fin de la décennie, le Japon était donc encore plus dépendant qu’auparavant des importations de matières premières (en particulier, pétrole, minerai de fer, cuivre et ferraille) en provenance de la plus grande économie du Pacifique restée neutre: les États-Unis. En réaction aux conquêtes japonaises de 1940 et 1941, les États-Unis ont progressivement intensifié leurs mesures économiques jusqu’à finir par imposer un embargo pétrolier total, de concert avec l’Empire britannique et les Pays-Bas. Ils ont également gelé les réserves en yen détenues aux États-Unis (Miller, 2007). À la fin de l’année 1941, le commerce du Japon avait chuté de 20 à 25 % en seulement 18 mois. Face à une disparition de son accès aux principales importations, le Japon a attaqué les États-Unis et les colonies européennes d’Asie du Sud-Est pour obtenir les matières premières dont il avait besoin afin d’alimenter sa machine de guerre. Alors que l’Italie avait été frappée de plein fouet par les embargos contre ses exportations, qui limitaient sa capacité à obtenir des devises, le Japon a été plus durement touché par un gel des avoirs étrangers et une interdiction d’obtenir des importations vitales en provenance du seul grand partenaire commercial qui lui restait.

Conjoncture mondiale

Le choc de la crise de 29 a fortement érodé la confiance et la coopération qui soutenaient la stabilité politique internationale. Les guerres commerciales ont dégénéré en conflits diplomatiques, instaurant une tendance à la constitution de blocs politiques et économiques. Il incomba à la Société des Nations, en tant que garante de l’ordre établi après la Première Guerre mondiale, d’appliquer des sanctions contre les États menaçant la paix internationale. Ces sanctions ont montré que les puissances occidentales conservaient un poids considérable dans l’économie mondiale. Mais compte tenu du contexte défavorable de la crise et du manque de coopération budgétaire et monétaire internationale, elles ont créé de nouvelles tensions et se sont finalement avérées incapables de préserver la paix.

Ce que démontre cette histoire de l’entre-deux-guerres, c’est que la conjoncture économique mondiale détermine la forme que peuvent prendre les sanctions et conditionne leurs effets. Les années 30 ont été marquées par une crise agraire, un effondrement monétaire et un ralentissement des échanges. Ces évolutions ont réduit les exportations dans le monde, fragmenté les blocs monétaires et entraîné une déflation mondiale des prix durant l’essentiel de la période de 1928 à 1939. Le résultat a été, d’une part, une diminution des recettes d’exportation, ainsi qu’une baisse du coût du découplage et, d’autre part, des importations moins onéreuses, garantissant un niveau minimal d’accès continu aux métaux, aux denrées alimentaires et à l’énergie. Les sanctions ont été déployées dans un monde en autarcie croissante, où l’interdépendance entre les économies nationales était limitée à son strict minimum vital. Dans les années 30, les sanctions n’ont donc provoqué que des dégâts modérés sur une économie mondiale déjà éprouvée, mais elles ont suffisamment menacé les moyens de subsistance nationaux pour engendrer une escalade militaire.

En revanche, le ratio commerce/PIB dans le monde est beaucoup plus élevé aujourd’hui (voir le graphique) et repose sur un système financier mondial basé sur le dollar et fortement intégré. Au lieu d’une déflation, les marchés du monde entier subissent une forte pression inflationniste. Les prix élevés des produits de base génèrent des recettes inespérées pour les pays exportateurs, tout en incitant les pays importateurs d’énergie à passer aux énergies renouvelables. Dans le même temps, compte tenu de l’intégration croissante des marchés financiers, les flux de capitaux en provenance des pays avancés sont indispensables à la croissance et à l’investissement dans les pays émergents et les pays en développement. L’économie mondiale d’aujourd’hui connaît de nets progrès grâce à cette interdépendance, car le commerce emploie une main-d’œuvre plus nombreuse, et les sources d’importations peuvent être beaucoup plus diverses. Toutefois, elle connaît également de plus grands facteurs de vulnérabilité, car les points de jonction entre les flux de produits de base, les transactions financières et la technologie peuvent être étouffés par les perturbations des chaînes d’approvisionnement ou ciblés par des sanctions gouvernementales.

Coûts contre risques

En raison de ces évolutions, les sanctions d’aujourd’hui peuvent engendrer des pertes commerciales plus graves qu’auparavant, mais des éléments nouveaux peuvent également les affaiblir, notamment la réorientation et le détournement des échanges. En même temps, les sanctions modernes constituent une menace moins directe que dans les années 30 et abaissent les risques d’escalade militaire. Toutefois, l’intégration plus généralisée des marchés a élargi les canaux par lesquels les chocs provoqués par ces sanctions se répercutent sur l’économie mondiale. La mondialisation du XXIe siècle a donc exacerbé les coûts économiques du recours aux sanctions contre de grandes économies fortement intégrées. Elle a également renforcé la capacité de ces pays à s’engager sur la voie de représailles économiques et technologiques plutôt que militaires. Dans l’ensemble, la nature des risques et des coûts des sanctions a changé, mais les canaux de transmission de leurs effets — hausse des prix des produits de base et des coûts de transaction, augmentation des perturbations de l’offre et des pertes commerciales — sont restés les mêmes, et concernent davantage de personnes dans le monde.

Il devient rapidement évident que les sanctions à l’encontre des pays de la strate supérieure de l’économie mondiale ont des répercussions considérables. Dans la mesure où les sanctions excluent les exportations russes de produits de base des marchés mondiaux, les prix sont poussés à la hausse et exercent une pression sur les factures d’importation et sur les finances publiques en difficulté des pays émergents et des pays en développement importateurs nets de produits de base. Il n’est pas surprenant que ces pays soient précisément ceux qui n’ont pas adhéré au régime de sanctions contre la Russie, car ils sont les plus exposés à une crise de leur balance des paiements si les sanctions contre les exportations russes sont durcies sur une longue période.

Les décideurs possèdent aujourd’hui tout ce dont ils ont besoin pour éviter que ne se reproduisent les années 30. Le niveau d’intégration économique étant beaucoup plus fort aujourd’hui, il faudra bien davantage de perturbations pour que les craintes d’une démondialisation se concrétisent. Il y a davantage de pays suffisamment riches pour servir de sources d’approvisionnement de rechange et d’autres marchés à l’exportation pour les pays obligés d’arrêter de commercer avec la Russie. Les pays avancés disposent de meilleurs outils de politique budgétaire qu’au début du XXe siècle et bénéficient d’une plus grande marge de manœuvre budgétaire que les pays émergents et les pays en développement. La décision de recourir à ces atouts pour amortir le choc considérable que font subir les sanctions à l’économie mondiale est en définitive un choix politique. Nombre de pays émergents et de pays en développement sont confrontés à une fâcheuse conjugaison de problèmes: fort endettement, coût élevé de transition vers les énergies renouvelables, hausse des taux d’intérêt et stagflation mondiale. Les gouvernements des pays du G7 et de l’Union européenne qui imposent des sanctions doivent prendre au sérieux la tâche de leur apporter un soutien économique.

L’intégration plus généralisée des marchés a élargi les canaux par lesquels les chocs provoqués par ces sanctions se répercutent sur l’économie mondiale.

Il est dans l’intérêt du bien-être de la population globale et de la stabilité de l’économie mondiale de prendre des mesures concertées pour contrer les retombées des sanctions visant la Russie. Un certain nombre d’ajustements politiques pourraient aider. Premièrement, les pays avancés devront privilégier les investissements en infrastructures à long terme pour atténuer les tensions sur les chaînes d’approvisionnement, tandis que les pays émergents et les pays en développement devront faire des mesures de soutien au revenu une priorité. Deuxièmement, les banques centrales des pays avancés devront éviter de resserrer rapidement leur politique monétaire pour empêcher la fuite des capitaux des pays émergents. Troisièmement, les problèmes d’endettement et de balance des paiements qui surgissent dans les pays en développement peuvent être résolus par une restructuration de leur dette et une augmentation de leurs allocations de droits de tirage spéciaux du FMI, type de monnaie de réserve internationale. Quatrièmement, l’aide humanitaire devra être élargie aux pays en difficulté, en particulier sous forme de nourriture et de médicaments. Cinquièmement, les principaux blocs économiques du monde devront veiller à mieux organiser leur demande de produits alimentaires et énergétiques afin d’alléger les pressions sur les prix provoquées par l’accumulation de stocks et la surenchère concurrentielle.

Si de telles mesures ne sont pas prises dans les quelques mois qui viennent, il sera justifié de gravement s’inquiéter des perspectives économiques mondiales pour 2022 et au-delà. Il est grand temps que notre réflexion concernant les répercussions des sanctions sur la stabilité économique mondiale rattrape les nouvelles réalités de la coercition économique.

NICHOLAS MULDER est professeur adjoint d’histoire de l’Europe moderne à l’Université Cornell et auteur de The Economic Weapon: The Rise of Sanctions as a Tool of Modern War.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.