Les perspectives économiques pour mes petits-enfants

le 14 mars 2024

1. Introduction

Merci Gillian pour ces propos liminaires. Je commencerai par saluer votre leadership en tant qu’esprit créatif, en tant que journaliste et anthropologue de grand talent, et plus récemment, en tant que 45e doyenne du King’s College depuis sa fondation, il y a près de 600 ans. Vous êtes devenue une autorité morale pour de nombreux économistes, dont je fais partie. 

Pour cet exposé, j’ai tiré mon inspiration de l’essai de John Maynard Keynes, Perspectives économiques pour nos petits-enfants. Keynes, nous le savons tous, a étudié et enseigné au King’s College, et il est devenu le père de la macroéconomie moderne. Il fait également partie des fondateurs de l’institution que j’ai la fierté de diriger, le Fonds monétaire international.

Quand il s’est rendu dans le New Hampshire en 1944 pour participer à la création des deux institutions de Bretton Woods, le FMI et la Banque mondiale, il a apporté sa vision, son courage et son optimisme, la conviction inébranlable que l’humanité a la capacité d’améliorer la vie des hommes et des femmes au fil des époques, malgré les embûches semées par les catastrophes, telles que les crises et les guerres.

Cet optimisme se manifeste de façon éclatante dans Perspectives économiques pour nos petits-enfants et cet ouvrage occupe justement une place à part dans mon cœur. Pourquoi ? Parce que je pense énormément à l’avenir de mes petits-enfants. Et parce que je suis une irréductible optimiste, à l’image de Keynes qui, même en 1930, aux plus sombres heures de la Grande Dépression, percevait un avenir meilleur.

Comme à l’époque de Keynes, les pessimistes sont en nombre aujourd’hui. Avec un coup de pouce de l’IA, nous pouvons restituer ce qu’il disait à leur sujet dans son essai :

« Je prédis en effet que, de notre temps déjà, les deux erreurs opposées du pessimisme qui font tant de tapage de par le monde, seront reconnues pour ce qu’elles sont, que l’on considère le pessimisme des révolutionnaires, qui croient les choses si mauvaises que seule une mutation violente pourra nous sauver, ou celui des réactionnaires, qui jugent l’équilibre de notre vie économique et sociale si précaire que nous devons éviter le risque de toute expérimentation. » 

Keynes avait prédit qu’en l’espace de 100 ans, le niveau de vie serait huit fois meilleur, sous l’effet des progrès technologiques et de l’accumulation de capital. Il avait vu juste puisque le bond monumental du niveau de vie est très proche de l’ampleur qu’il avait évoquée. 

En se projetant aussi loin, il n’avait pas tout anticipé correctement, bien sûr.

Il pensait que les gains de productivité se traduiraient par davantage de temps de loisir. Or, force est de constater que nous ne sommes pas encore passés à la semaine de 15 heures. Il a fait preuve d’un excès d’optimisme quant au partage des retombées de la croissance. Les inégalités économiques demeurent trop élevées, au sein des pays et d’un pays à l’autre.

Et pourtant, son message fondamental sur les bienfaits que la technologie et l’investissement apporteraient à l’économie sur le long terme n’a pas pris une ride. Il constitue le socle d’une promesse que nous devons faire à la prochaine génération et aux suivantes.

Ma petite-fille, Ivana, est avec nous aujourd’hui ; et mon petit-fils, Simeon, lira peut-être mes propos quand il sera un peu plus grand. Que puis-je faire — que pouvons-nous faire — pour garantir une vie meilleure à leur génération ?

Les jeunes d’aujourd’hui se heurtent à des difficultés considérables, même dans les pays les plus riches : le financement de leurs études, la recherche d’un emploi, l’achat d’un bien immobilier ou encore la profonde inquiétude quant aux effets du changement climatique sur leur vie.

Il est facile de céder au pessimisme. Il n’y a qu’à lire les unes des journaux.

De nombreuses personnes, jeunes ou âgées, ont l’impression d’être laissées pour compte par l’économie. Nombre d’entre elles ressentent non seulement de l’anxiété mais aussi de la colère. Pour beaucoup, la confiance s’est étiolée. Et cela n’est pas sans conséquence, tant sur la société que sur le monde politique.

Personne ne veut voir ses petits-enfants vivre dans l’ère de la colère, n’est-ce pas ?

Pour cela, nous devons faire preuve de clairvoyance face aux risques. Mais nous devons aussi voir les occasions qui se présentent et les saisir. 

Je vous demanderai de faire preuve de patience à mon égard, car comme Keynes, j’aime voir les choses sur le long terme.

2. Les 100 dernières années

Pour commencer, jetons un œil derrière nous. Les 100 dernières années ont donné lieu à des progrès sans équivalent, qui ont bénéficié à un nombre de personnes sans précédent.

Même si la population mondiale a quadruplé, le revenu par habitant à l’échelle mondiale a été multiplié par huit [graphique 1]. Rien qu’au cours des 30 dernières années, ce sont 1,5 milliard de personnes qui se sont extraites de la pauvreté. Parallèlement, des centaines de millions de personnes ont accédé à la classe moyenne.

Il y a 100 ans, une personne qui atteignait la quarantaine pouvait s’estimer heureuse. Aujourd’hui, on peut espérer vivre jusqu’à au moins 70 ans, en moyenne [graphique 2]. À cela s’ajoutent les progrès colossaux en matière de mortalité infantile, d’alphabétisation et d’éducation, en particulier pour les filles. 

Comment avons-nous accompli cela ?

Deux moteurs du progrès, la technologie et l’accumulation de capital, ont fonctionné comme Keynes l’avait prédit.

Les gens ont vu leur vie et leurs perspectives transformées par des innovations — l’électricité, le moteur à combustion interne, les antibiotiques, le raccordement des logements au réseau d’assainissement, les technologies de la communication — dont beaucoup sont nées au 19e siècle et ont porté leurs fruits au 20e siècle. 

Le capital a alimenté des investissements dans l’industrie, l’agriculture et les services ; les recettes publiques nous ont dotés d’infrastructures indispensables : depuis les routes et les ponts jusqu’aux câbles de fibre optique, en passant par les réseaux électriques. Tout cela a propulsé la croissance de la productivité et de la production, ce qui a dopé le volume de l’économie. 

Est venue s’y ajouter l’intégration économique. Rien qu’au cours des 40 dernières années, les échanges commerciaux dans le monde ont été multipliés par six [graphique 3]. Les flux de capitaux ont été multipliés par plus de 10 à l’échelle mondiale. Cela a stimulé la productivité et l’investissement, en particulier dans les pays émergents.

Dans mon propre pays, en Bulgarie, le revenu par habitant a quadruplé depuis la chute du rideau de fer, en grande partie grâce aux possibilités offertes par l’intégration dans l’Union européenne et le commerce international.

Ajoutez à cela que le nombre de pays est passé d’environ 80 à 193 aujourd’hui, qui forment une famille de nations pleine de vie soudée par un « ingrédient spécial » : la coopération internationale, laquelle permet de coordonner les politiques économiques en temps de crise, de faciliter les découvertes scientifiques et les échanges culturels, ou encore de promouvoir le maintien de la paix et l’exploration spatiale. 

Cette coopération nous a apporté ce que certains universitaires appellent la « longue paix » d’après 1945, à savoir l’absence de conflit direct entre les grandes puissances.

Autrement dit, plus nous communiquons, plus nous faisons commerce et plus nous prospérons.

Et le monde a poursuivi sa mutation : la bascule du pouvoir économique penche de plus en plus du côté des pays émergents et des pays en développement [graphique 4]. Cette année, ils devraient représenter près de 80 % de la croissance mondiale. 

Cependant, les politiques mises en place ne sont pas toujours à la hauteur, en particulier quant à l’aide insuffisante apportée à ceux qui ont été frappés de plein fouet par les nouvelles technologies et les échanges commerciaux, ou encore quant au partage déséquilibré des fruits de la croissance. 

À ce jour, près des trois quarts de la richesse mondiale sont détenus par à peine un dixième de la population [graphique 5]. Trop de pays en développement ne parviennent plus à combler l’écart avec les pays riches s’agissant des niveaux de revenu. Plus de 780 millions de personnes souffrent de la faim.

Nous avons aussi appris que les inégalités économiques, quand elles atteignent des niveaux élevés, ont un effet délétère sur le capital social et la confiance que nous accordons aux institutions publiques, aux entreprises et aux autres. 

Or nous constatons que la confiance entre pays s’érode, sous l’effet de l’exacerbation des tensions géopolitiques. Si cette tendance devait se poursuivre, l’économie mondiale pourrait se « fragmenter » en blocs rivaux.

Une étude du FMI montre qu’à elle seule, la fragmentation des échanges commerciaux pourrait, à long terme, conduire à une perte de production mondiale allant jusqu’à 7 400 milliards de dollars, soit le PIB de la France et de l’Allemagne réunies. 

Un monde fragmenté serait plus pauvre et moins sûr. Nous assistons à des tragédies humaines dans le cadre de la guerre menée par la Russie en Ukraine et du conflit à Gaza et en Israël, et de nombreuses autres ne font pas nécessairement la une des journaux. De nombreux pays font désormais machine arrière sur les coupes dans les dépenses militaires actées après la guerre froide. Les « dividendes de la paix » se sont envolés et la « longue paix » pourrait être en péril.

Paradoxalement, cela se produit au moment même où nous n’avons jamais eu autant besoin de coopération pour résoudre des problèmes qui dépassent les frontières et ne peuvent être résolus unilatéralement. Le changement climatique en est l’exemple le plus criant. 

Il s’agit là de défis de taille mais qui, dans le même temps, sont porteurs de possibilités inédites. Au vu des 100 années écoulées, nous pouvons raisonnablement croire en notre capacité d’accomplir, une nouvelle fois, de grands progrès. Ajoutez à cela que nous comprenons mieux ce qui n’a pas fonctionné par le passé et vous verrez que nous avons les moyens d’agir : le pouvoir de changer le cours des choses.

3. Les 100 prochaines années 

Imaginez maintenant le monde au 22e siècle, un monde où chacun, indépendamment de son origine ethnique, de sa couleur de peau, de ses croyances, de son genre ou de son lieu de naissance, peut raisonnablement espérer accomplir son plein potentiel. Où la technologie est employée pour le bien de tous. Où les populations mènent une vie saine et riche de sens sur une planète vivable. Où les pays œuvrent de concert et non les uns contre les autres.

Je vois les pessimistes lever les yeux au ciel. Tournons-nous de nouveau vers Keynes et son essai :

« Je me réjouis donc de voir se réaliser, dans un avenir pas si lointain, le plus grand changement qui se soit jamais produit dans les conditions matérielles de la vie des êtres humains considérés globalement. Mais, bien entendu, cela se fera graduellement [...]. Au vrai, cela a déjà commencé. »

Dans cet esprit, laissez-moi vous présenter deux scénarios possibles établis par les services du FMI pour les 100 prochaines années [graphique 6].

Dans le premier, que l’on pourrait qualifier de « peu ambitieux », le PIB mondial est trois fois supérieur et le niveau de vie à l’échelle mondiale deux fois supérieur aux niveaux actuels. Dans le second, dit « très ambitieux », le PIB mondial est 13 fois supérieur et le niveau de vie neuf fois supérieur aux niveaux actuels.

Pourquoi une telle différence ? Le scénario « peu ambitieux » s’appuie sur l’évolution moindre du niveau de vie enregistrée au cours des 100 années qui ont précédé 1920, tandis que l’autre scénario repose sur les taux de croissance bien plus élevés enregistrés de 1920 à aujourd’hui.

J’ai la conviction que nos petits-enfants vivront le meilleur des deux.

En premier lieu, car ils s’appuieront sur une croissance de nature différente : plus durable et plus équitable, plus résiliente, ce qui permettra aux pays d’être mieux armés pour naviguer dans un monde davantage exposé aux chocs.

En deuxième lieu, car ils surmultiplieront ce qui a fonctionné pour nous. Ils protégeront et amélioreront les solides fondamentaux macroéconomiques et la saine stabilité financière que nous nous efforçons d’établir.

En troisième lieu, car ils cultiveront l’ouverture commerciale en tant que moteur essentiel de la croissance, et l’entrepreneuriat en tant que moteur essentiel de l’innovation et de l’emploi.

Notre responsabilité aujourd’hui n’est pas de leur laisser en héritage une inflation galopante, elle n’est pas d’accumuler des dettes en attendant d’eux qu’ils règlent l’addition et qu’ils surmontent les perspectives de croissance à moyen terme les plus moroses que nous avons vues depuis des décennies [graphique 7]. Notre mission, au FMI, consiste à aider nos pays membres à entreprendre des réformes fondamentales pour améliorer la productivité, et rendre l’économie plus agile, plus durable et plus résiliente.

Par-dessus tout, nous avons l’obligation de corriger la plus grosse anomalie de ces 100 dernières années, à savoir la persistance d’importantes inégalités économiques. Une étude du FMI montre qu’une réduction des inégalités de revenu est associée à une croissance plus vigoureuse et plus durable. C’est bien simple : un scénario de croissance « très ambitieux » n’est pas envisageable sans promouvoir une économie mondiale plus juste. 

Dans un monde où les capitaux s’accumulent en abondance et où le progrès technologique s’accélère, les perspectives pour mes petits-enfants reposeront sur notre capacité à affecter les capitauxoù ils sont le plus nécessaires et où leur effet sera le plus bénéfique, et à coopérer, de manière à faire avancer le progrès et à en partager les bienfaits.

Pour promouvoir une croissance plus forte et plus juste, où devons-nous affecter les capitaux ? Permettez-moi de dégager trois domaines d’investissement prioritaires.

Premièrement, les investissements dans la nouvelle économie en faveur du climat.

La crise climatique n’existait pas en 1930, bien que les graines de cette crise aient déjà été plantées, dans un monde de plus en plus dépendant aux combustibles fossiles.

Aujourd’hui, les chocs climatiques frappent les pays du monde entier, qu’il s’agisse de sécheresses, d’incendies de forêt, d’inondations ou de perturbations moins visibles à différents niveaux, tels que dans les chaînes d’approvisionnement et sur les marchés de l’assurance. L’année dernière a été la plus chaude jamais enregistrée et les températures au niveau mondial devraient dépasser le seuil critique de réchauffement de 1,5 degré Celsius. [graphique 10]

Les pessimistes peuvent pointer du doigt cette réalité et dire que l’humanité court à sa perte. Mon constat est tout autre : oui, un dérèglement incontrôlé de notre climat serait catastrophique, mais si nous agissons avec détermination, en particulier au cours de cette décennie, nous pouvons parvenir à une économie neutre en carbone.

C’est une promesse que nous devons nous faire.

Il nous faut recueillir des milliers de milliards de dollars d’investissements en faveur de l’action climatique pour l’atténuation, l’adaptation et la transition. Les pays à faible revenu sont ceux qui ont le moins contribué au réchauffement climatique, mais ce sont eux qui en souffrent le plus. Ce sont également eux qui sont confrontés au plus grand déficit d’investissement. 

Il s’agit de remédier à la terrible défaillance du marché qui permet aux pollueurs de dégrader notre planète sans contrepartie. Le prix du pétrole, du charbon et du gaz doit refléter le coût réel qu’il a pour l’humanité et prendre en compte l’impact de ces combustibles sur notre climat et sur la santé publique. 

Pourtant, les études du FMI montrent que les subventions explicites aux combustibles fossiles ont bondi jusqu’à plus de 1 300 milliards de dollars [graphique 11]. Ce simple fait est en soi une aberration. Mais nous savons aussi que ces subventions rapportent généralement aux 20 % les plus riches environ six fois plus d’avantages qu’aux 20 % les plus pauvres. Une aide directe aux populations vulnérables serait bien plus pertinente.

Nos recherches montrent également que la tarification du carbone est le moyen le plus efficace d’encourager et d’accélérer la décarbonation. Nous avons encore un long chemin à parcourir : le prix moyen par tonne de CO² émis n’est aujourd’hui que de 5 dollars, bien en deçà des 80 dollars que nous devons atteindre d’ici 2030. Mais nous progressons : Il existe 73 systèmes de tarification du carbone dans près de 50 pays qui couvrent un quart des émissions mondiales, deux fois plus qu’au moment de la signature de l’Accord de Paris en 2015.

Et les investisseurs suivent le pas. Pour chaque dollar dépensé dans les combustibles fossiles, 1,70 dollar est maintenant investi dans les énergies propres. Le ratio était encore de 1 dollar dépensé pour 1 dollar investi il y a cinq ans.

L’augmentation des investissements dans l’action climatique permettrait de créer des millions d’emplois verts, de stimuler l’innovation et d’accélérer les transferts de technologies vertes dans les pays en développement. Cela briserait le lien historique qui existe entre croissance et émissions de CO², de sorte que parallèlement à l’enrichissement de leurs pays, les gens puissent jouir d’un meilleur niveau de vie sans nuire à la planète.

La transition climatique s’inscrit dans le cadre d’une évolution qui nous mènerait à une « économie plus sobre », davantage axée sur les actifs incorporels, tels que la propriété intellectuelle et « l’expérience » plutôt que sur les biens, et beaucoup plus efficace et générant moins de gaspillage (ce que certains ont appelé « l’économie circulaire »).

Deuxièmement, les investissements dans la prochaine révolution industrielle.

Nous ne savons pas avec certitude à quoi ressemblera l’économie dans 100 ans, ni même si elle sera uniquement basée sur la planète Terre. Ce que nous savons, c’est que les innovations se multiplient et transforment notre façon de vivre, de travailler et de nous déplacer, ainsi que la manière dont nous communiquons entre nous.

De l’informatique quantique à la nanotechnologie, de la fusion nucléaire à la réalité virtuelle, des nouveaux vaccins à la thérapie génique, nous accomplissons des miracles, comme lorsque nous permettons à des enfants atteints de surdité génétique de retrouver l’audition. 

N’oublions pas que notre monde est chaque jour un peu plus interconnecté. Il existe donc un énorme potentiel pour le partage des connaissances et le ralliement du plus grand nombre derrière des causes communes.

Prenons l’intelligence artificielle, par exemple. Tout a commencé ici, au King’s College, en 1950, lorsqu’Alan Turing a publié son article révolutionnaire. Depuis, chaque décennie nous a permis de faire un pas de plus en avant et chaque étape est plus rapidement franchie que la précédente. L’IA générative aujourd’hui est sur le point de revigorer l’économie mondiale : un « Big Bang » économique. 

La promesse d’une transformation comporte des risques. Nous devons nous assurer que la technologie soit au service de l’humanité, et non l’inverse. Au lieu de deepfakes et de désinformation, nous souhaitons voir des percées dans la science, dans la médecine ; nous souhaitons voir des gains de productivité.

Nous voulons que l’IA réduise les inégalités, et non qu’elle les creuse, tant à l’intérieur des pays qu’entre eux.

Une nouvelle étude du FMI montre que, dans les pays avancés, environ 60 % des emplois pourraient être transformés par l’IA [graphique 8]. La moitié de ces emplois pourraient bénéficier de l’IA, ce qui est une excellente nouvelle. Mais pour l’autre moitié, l’IA pourrait se substituer de plus en plus à l’humain. Cela pourrait faire baisser les salaires et même détruire complètement certains emplois. Keynes lui-même nous avait mis en garde contre cette tendance en parlant de « chômage technologique ».

Par ailleurs, l’IA pourrait stimuler la productivité, restée trop faible depuis trop longtemps [graphique 9]. La productivité, plus que tout autre facteur, détermine la richesse à long terme des nations. 

Je suis particulièrement stupéfaite par le potentiel qu’a l’IA de transformer les économies et les vies dans les pays en développement ; de stimuler la productivité, mais aussi de réduire les écarts en matière de capital humain et d’augmenter les niveaux de revenu pour rattraper ceux des pays avancés. Mais les pays doivent commencer à s’y préparer dès maintenant : en augmentant les investissements dans l’infrastructure numérique, en facilitant la reconversion et la requalification, et en établissant les bases réglementaires et éthiques de l’IA.

Ces efforts doivent s’appuyer sur une coopération internationale renforcée. En effet, je crois que nous avons besoin de principes mondiaux qui encadreraient l’utilisation responsable de l’IA, des garde-fous en quelque sorte, pour réduire les risques au minimum et offrir les mêmes chances à tout le monde. 

Troisièmement, les investissements dans le capital humain.

C’est là que nous trouverons les gains les plus importants : investir dans la santé et l’éducation, renforcer les dispositifs de protection sociale et assurer l’autonomisation des femmes sur le plan économique. C’est là l’enjeu de parvenir à une accumulation de capital humain plus juste.

C’est d’autant plus évident en Afrique, qui abrite les populations les plus jeunes et connaît la croissance démographique la plus rapide. D’ici la fin du siècle, ce continent devrait accueillir 40 % de la population mondiale. [graphique 12]

À l’autre extrémité du spectre, on trouve des régions comme l’Europe et l’Asie de l’Est, où les populations vieillissent rapidement, voire diminuent.

Nous pouvons aussi faire en sorte que les opposés s’attirent. Nous pouvons trouver des moyens de mieux relier les abondantes ressources humaines de l’Afrique aux abondantes ressources financières des pays avancés et des principaux pays émergents.

Comment s’assurer que les capitaux aillent là où il le faut ? Pour les pays africains, la clé est d’attirer les investisseurs à long terme et d’assurer la stabilité des flux commerciaux.

Cela passe par la promotion d’une meilleure croissance : avec l’amélioration du climat des affaires, l’augmentation des recettes, ou encore la réduction des dépenses inefficaces. Pour les pays qui composent déjà avec un budget serré et un endettement élevé, cela dégagerait de la marge de manœuvre pour les dépenses sociales essentielles. 

Je voudrais vous présenter un exemple tiré d’une étude du FMI : un renforcement des capacités fiscales dans les pays à faible revenu se traduirait par une augmentation de leurs recettes annuelles pouvant atteindre 9 % du PIB, ce qui permettrait d’aligner leur effort fiscal sur celui des pays émergents. 

C’est là que le dispositif mondial de sécurité financière est primordial. Et c’est là que le FMI joue un rôle crucial, celui d’assureur des non-assurés.

Si nous parvenions à combiner le bon type de soutien international avec le bon type de politiques intérieures, nous pourrions faire en sorte que l’Afrique attire des investissements, des technologies et du savoir-faire sur le long terme. 

Et cela pourrait libérer tout le potentiel des jeunes africains.

Résultat ? Cela créerait plus d’emplois en Afrique et freinerait l’émigration ; cela augmenterait le rendement du capital, et ces ressources pourraient être utilisées dans les pays avancés, notamment pour améliorer la viabilité des systèmes de retraite. Globalement, nous aurions une économie mondiale plus dynamique.

En somme, pour que l’économie mondiale prospère au 21e siècle, l’Afrique doit prospérer.

 4. Conclusion : Un multilatéralisme du 21e siècle.

Il est essentiel d’investir dans ces trois domaines clés : le climat, la technologie et le capital humain. Mais une fois encore, nous ne pouvons pas y arriver sans coopération.

Keynes a dressé les grandes lignes d’un « multilatéralisme du 20e siècle » qui nous a bien servi. Aujourd’hui, nous devons le mettre au goût du jour pour l’adapter à une nouvelle ère.

À quoi ressemblerait le « multilatéralisme du 21e siècle » ? Permettez-moi de proposer quelques principes de base :

  • Ce multilatéralisme serait plus représentatif, avec un meilleur équilibre entre pays avancés, pays émergents et pays en développement.
  • Il serait plus ouvert et plus à l’écoute, non seulement des voix officielles, mais aussi des voix non officielles : celles des communautés et des organisations sociales fondées autour de l’intérêt commun. 
  • Il serait davantage axé sur les résultats, avec des objectifs plus concrets, ce qui renforcerait les avantages de la coopération, tant sur le plan économique que social.

L’ajustement du cadre de l’action multilatérale implique également d’adapter les institutions multilatérales, dont le FMI.

Si Keynes nous rendait visite au FMI aujourd’hui, je pense qu’il pourrait être surpris de voir à quel point nous avons changé d’échelle, de portée et d’état d’esprit.

Depuis le début de la pandémie, nous avons fourni environ 1 000 milliards de dollars de liquidités et de financement aux 190 pays membres du FMI. Nous avons mis en place des programmes de financement d’urgence et d’allégement direct de la dette pour les pays membres les plus pauvres. Et nos études macroéconomiques mettent désormais l’accent sur le climat, les questions de genre et la monnaie numérique.

Nous sommes la seule institution au monde habilitée par nos pays membres à effectuer régulièrement des « bilans de santé » de leurs économies. Fournir des analyses et des conseils impartiaux nous apparaît comme essentiel, en particulier dans un monde exposé à la désinformation à la polarisation politique.

Nous reconnaissons également la nécessité de mettre en place un système permettant de mieux mesurer la richesse, au-delà du PIB traditionnel ; un système qui valorise non seulement le capital produit, mais aussi la nature, les personnes et le tissu social.

J’espère que Keynes approuverait un « bilan mondial » qui comprendrait un ensemble élargi d’actifs et reconnaîtrait la valeur de ce que l’environnement nous offre, la valeur des connaissances et de l’ingéniosité des peuples, et la valeur d’une bonne gouvernance.

Il pourrait aussi être étonné de voir participer autant de femmes, y compris à des postes importants.

Je pense qu’il aimerait contempler ce tableau, et qu’il nous encouragerait à aller encore plus loin en agissant comme une « ligne de transmission » mondiale pour promouvoir des politiques économiques avisées, octroyer des ressources financières et dispenser des connaissances, et à tenir notre rôle de plateforme de la coopération économique mondiale. 

Cela reste « l’ingrédient spécial ». Nous ne pouvons pas créer un monde meilleur sans coopération. Sur ce point fondamental, Keynes avait encore raison !

**************

Peut-être est-il plus connu pour avoir écrit en 1923 : « À long terme, nous serons tous morts ». Et par là, il voulait dire la chose suivante :

Au lieu d’attendre que les forces du marché règlent les choses à long terme, les dirigeants devraient essayer de résoudre les problèmes à court terme. C’est un appel à l’action, une vision de quelque chose de meilleur et de plus réjouissant.

Et c’est un appel auquel je veux résolument répondre : faire ce qu’il me revient de faire pour que mes petits-enfants aient un avenir meilleur.

Parce que, comme Keynes l’a dit en 1942 : « À long terme, presque tout est possible ».

Je vous remercie.