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Le ministre jordanien des Finances raconte comment, malgré vents et marées, son pays a fait œuvre de pionnier en matière de mesures budgétaires préventives et progressives

Quand je suis arrivé au ministère des Finances en novembre 2019, nous pensions (certes assez naïvement) que le principal défi serait le vote du budget au Parlement : l’adoption n’a en fait pas été une mince affaire. Écornée par l’absence de progrès du mécanisme élargi de crédit (MEDC), notre relation avec le FMI laissait à désirer. Mais nous estimions qu’une fois ces deux problèmes résolus, tout serait plus simple.

Cela n’a pas tout à fait été le cas. En mars 2020, le budget était voté et nous avions un tout nouveau MEDC, fondé sur des principes radicalement différents. Conçu en Jordanie, il visait un élargissement de l’assiette de l’impôt plutôt qu’une hausse des taux marginaux d’imposition, ainsi qu’à insuffler de la rigueur dans la gestion du déficit budgétaire sans porter préjudice à la protection sociale ou à la croissance. Rares étaient ceux qui misaient sur un succès. Après trois terribles et improbables événements successifs (COVID‑19, crise russo-ukrainienne et stagflation mondiale), leur nombre s’est encore réduit.

Pourtant, la stabilité macrobudgétaire et monétaire de la Jordanie est aujourd’hui saluée par toutes les grandes agences de notation. Et, en avril 2023, l’émission d’euro-obligations a été sursouscrite six fois. Le chemin à parcourir est encore long, mais rappelons ce que nous avons accompli.

Si les universitaires ont longuement débattu des trajectoires budgétaires et des cadres structurels proposés par le FMI, pour les responsables politiques, la gestion du risque budgétaire ne se résume pas à de belles équations mathématiques ou à des modèles économétriques bien huilés : c’est aussi une question de prise en main des réformes et d’adaptation à la réalité du terrain. Nous commencerons par revenir sur les efforts engagés pour y parvenir, puis aborderons les lacunes des institutions financières internationales (IFI) que le processus a révélées, avant de proposer des solutions.

Reprendre la main

Nous avons tout d’abord, en 2018 et 2019, cessé de nous appuyer sur les chiffres fournis par d’autres et bâti notre propre analyse factuelle. Après avoir étudié dans leurs moindres détails les raisons de nos difficultés budgétaires, nous nous sommes intéressés aux réformes visant une stabilité macroéconomique équitable. Des chocs régionaux (représentant 44 % de notre PIB) avaient creusé nos déficits et alourdi notre dette. Fermeture des frontières en raison de conflits dans les pays voisins, problèmes d’approvisionnement en énergie et afflux de réfugiés syriens qui, du jour au lendemain ou presque, représentaient 20 % de la population : ces chocs ont eu de lourdes répercussions budgétaires. En prenant du recul et en nous refusant à agir à la hâte, nous avons pu constater que l’élargissement progressif de l’assiette de l’impôt, la mise en place de réformes contracycliques favorables à la croissance, le renforcement de certains dispositifs de protection sociale et la gestion du service de la dette permettaient d’amorcer un cercle vertueux. Cette trajectoire fondée sur des faits a renforcé notre crédibilité vis-à-vis du FMI et nous a permis de remettre en question l’approche traditionnelle (taxation indirecte, diminution des aides et des dépenses procycliques).

Notre démarche a débouché sur une réorganisation ambitieuse mais réalisable, propre à la Jordanie. Sur le plan des recettes, nous avons choisi de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales plutôt que de relever les taux marginaux d’imposition (nous avons d’ailleurs abaissé la taxe sur les produits de première nécessité dans le budget 2020 pour marquer le changement de cap, puis réduit et unifié les droits de douane en 2022). Nous avons tout fait pour rendre la collecte de l’impôt plus juste et plus efficace. Nous avons aussi modifié la législation pour combler ses lacunes, notamment en matière de prix de transfert, harmonisé l’administration fiscale au niveau national, introduit des mesures énergiques de lutte contre la fraude fiscale et unifié les taux pour éviter l’arbitrage entre les catégories. Sur le front des dépenses, nous avons affiné le ciblage et élargi les dispositifs de protection sociale, essayé de payer les arriérés et augmenté les investissements pour la première fois depuis des années.

La deuxième étape consistait à forger la confiance grâce aux résultats. La stratégie de mobilisation des recettes porte ses fruits : en 2022, la Jordanie a atteint dès août son objectif d’impôt sur le revenu pour l’exercice ; au premier trimestre de l’exercice 2023, les ressources intérieures ont progressé de 9,1 % en glissement annuel, principalement sous l’effet des taxes sur le revenu et les bénéfices. Conjuguée à des recettes supérieures aux attentes, la rigueur budgétaire suivie par notre pays en 2022 nous a permis de limiter le déficit budgétaire plus que ne le prévoyait le FMI. Tout ne s’est pas déroulé parfaitement, mais, au lieu d’imposer une augmentation au contribuable moyen, nous avons fait en sorte que ceux qui en avaient les moyens assument une part plus grande. Sur le plan des recettes comme de la stabilité sociale, les résultats ont été tout à fait probants. D’autant plus efficace qu’elle est progressive, cette mesure est à la fois bonne pour le pays et bonne par essence.

La troisième étape concernait la flexibilité et le recul. La stabilité macroéconomique reste l’objectif phare du ministère des Finances, mais il faut tenir compte du contexte mouvant. Le programme du FMI pour la Jordanie était, par exemple, l’un des premiers à intégrer un dispositif d’ajustement à la COVID-19 et d’autres éléments adaptables. Le pays a ainsi atteint en avance les objectifs du MEDC, en juin 2023.

Mais survivre ne veut pas dire prospérer : notre pays a encore beaucoup de défis à relever. Il s’agit par exemple de la hausse au niveau mondial des taux d’intérêt, synonyme d’utilisation des nouvelles recettes fiscales pour le service de la dette (et pas pour l’amélioration des services publics). Le FMI se doit de continuer de montrer la voie pour que le système financier s’adapte aux évolutions internationales. Formulons maintenant quelques suggestions.

Définir des références pour le FMI

Nées des cendres de la Seconde Guerre mondiale, les IFI sont réactives plus que préventives. Bien souvent, elles ne mobilisent des ressources que lorsqu’un pays a subi un choc : elles accourent pour éteindre l’incendie, mais aucune mesure structurelle n’est prise pour renforcer la résilience de façon préventive. Les pouvoirs publics ont tendance à intervenir lorsque la classe moyenne tombe dans la pauvreté, au lieu d’œuvrer pour éviter une telle situation. Les marchés émergents ont besoin d’outils pour traiter les risques en amont, ce qui est bien moins coûteux que réparer les dégâts.

1) Le FMI doit se doter d’outils de prévention. L’expérience récente de la Jordanie nous donne une idée de ce qui pourrait se produire si cela était encouragé à plus grande échelle. Conformément aux recommandations de Sa Majesté le roi Abdallah II au début de la crise sanitaire, nous avons investi dans l’amélioration du stockage du blé et la constitution de réserves, ce qui nous a permis d’échapper aux chocs d’offre et de demande de produits alimentaires dont ont souffert tant de pays par la suite. Cette démarche nous a aussi protégés d’une partie des coûteuses conséquences de la guerre menée en Ukraine par la Russie et des fluctuations des cours. Nous avons également prévu des dispositifs d’ajustement aux dépenses sanitaires imprévues et alloué plus de fonds aux vaccins et traitements. Le FMI gagnerait à intégrer des mécanismes de ce type à ses programmes.

2) Si les IFI veulent défendre la mondialisation, elles doivent apporter des réponses aux défis qu’elle engendre. Dans un système mondial inégalitaire, les répercussions et les coûts des conflits ne seront pas répartis de façon équitable comme par magie. Comme l’a rappelé Kristalina Georgieva, directrice générale du FMI, « la guerre en Ukraine, c’est la faim en Afrique ». Pourtant, la mobilisation des ressources ne va pas dans le sens d’un équilibre entre besoins et disponibilité.

3) La stabilité de l’économie est indispensable à la stabilité des ménages, mais ne suffit pas pour la garantir. Au lieu d’élargir la protection sociale une fois la crise survenue, les pouvoirs publics doivent être plus volontaristes et permettre à la classe moyenne d’accéder à des amortisseurs plus solides et plus abordables. La hausse du coût de l’emprunt immobilier, par exemple, met les familles sous pression : il faut trouver une solution avant que les défauts de paiement ne se généralisent.

4) Les IFI doivent être la mémoire institutionnelle apolitique du monde, et rappeler que des problèmes graves persistent même si de nouvelles crises éclatent et exigent des ressources ; alors que les visages changent à la tête des États, cela doit aussi faire partie de leur rôle. La communauté internationale ne doit pas abandonner les réfugiés syriens installés en Jordanie parce qu’un autre sujet fait l’actualité. Notre pays a fourni un bien public mondial, mais il en endosse seul la facture.

Le FMI doit laisser les pays s’approprier leur programme de réforme.

5) Comme il l’a fait pour la Jordanie, le FMI doit laisser les pays s’approprier leur programme de réforme. Dans notre cas, ce sont des politiques budgétaires équitables et progressives, appliquées quand nous avons pu le faire, qui ont fonctionné. Ce n’est pas une question de principes ou de théorie : ce sont les mesures les plus justes, qui font passer l’intérêt collectif avant l’intérêt individuel, qui se sont aussi révélées les plus viables sur le plan budgétaire.

MOHAMAD AL-ISSISS est ministre des Finances de la Jordanie.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.