5 min (1403 words) Read

Télécharger le PDF

Joshua Gans estime que pour apprécier le potentiel et les risques de l’intelligence artificielle, il faut la mettre à la disposition du public

Dans un entretien avec Marjorie Henriquez de F&D, Joshua Gans, coauteur de Power and Prediction: The Disruptive Economics of Artificial Intelligence, évalue l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur l’économie, réfute les craintes exagérées au sujet des nouvelles technologies et analyse le défi posé par la désignation d’un organe ayant autorité sur le plan éthique. Il examine aussi les raisons pour lesquelles il conviendrait de rendre l’IA accessible par des moyens concurrentiels et de la commercialiser à grande échelle.

F&D : Pendant des années, les économistes ont étudié en profondeur les effets de l’automatisation, comme la production à la chaîne, sur l’emploi et l’économie. En quoi cette dernière vague d’IA diffère-t-elle des formes précédentes d’automatisation ?

JG : Les vagues précédentes d’automatisation portaient sur des tâches essentiellement physiques, alors que l’IA offre la possibilité d’automatiser des tâches cognitives. Toutefois, même cette distinction peut être trompeuse. L’automatisation telle qu’on l’a connue par le passé, à savoir l’exécution de tâches physiques par des machines, portait sur une activité que réalisait un être humain et qui nécessitait non seulement des interactions physiques, mais aussi, systématiquement, l’expression cognitive d’une intention et sa mise en application. La révolution des technologies de l’information s’est quant à elle traduite par l’automatisation des processus cognitifs de bien des tâches, notamment celles de calcul.

La différence principale réside davantage dans la capacité d’une machine à interagir dans des environnements variables et non normalisés. Ainsi, s’il a été possible de fabriquer une machine capable de prendre un objet spécifique à un endroit donné et de le transporter à un autre endroit, l’IA recèle le potentiel de ramasser et déplacer un objet aléatoire qui ne se trouve pas en un lieu précis. Cet acte requiert de l’intelligence situationnelle. Il s’ensuit que s’il existe une propriété de l’IA qui surpasse les autres, c’est la capacité d’automatiser des tâches dans des contextes plus diversifiés.

F&D : Si l’on se projette dans les cinq prochaines années, quelles seront, d’après vous, les répercussions les plus importantes de l’IA sur la productivité, l’emploi et les inégalités de revenus ?

JG : À ce stade, les faits montrent que lorsque l’IA est employée dans des tâches professionnelles, elle fait souvent appel à des outils permettant à des personnes moins qualifiées et moins expérimentées d’obtenir des résultats comparables à ceux de personnes plus qualifiées et plus expérimentées. À titre d’exemple, des outils de prédiction de la demande indiquant les endroits où les taxis sont susceptibles d’effectuer plus de courses à un moment donné ont été lancés à Tokyo : ils permettent aux chauffeurs moins aguerris de perdre moins de temps à chercher des clients, alors qu’ils n’ont guère amélioré la productivité des chauffeurs expérimentés.

On peut en déduire que les primes de compétence diminueront dans certaines professions et que les possibilités d’emploi s’ouvriront à un plus grand nombre de personnes. Cette évolution tendra à accroître la productivité, à augmenter le niveau d’emploi et à réduire les inégalités de revenus, du moins dans certaines tranches de la répartition des revenus. Au-delà des cinq prochaines années, il est plus difficile de formuler des prévisions.

F&D : Quels sont les aspects essentiels de l’IA qui, à votre avis, suscitent une attention excessive ou insuffisante dans les discussions actuelles sur son impact ?

JG : Les changements se produisent à une vitesse telle que je ne saurais le dire !

Cela étant, cet essor s’est accompagné d’une quantité inhabituelle de préoccupations et d’inquiétudes quant aux conséquences négatives qui pourraient découler de l’utilisation de l’IA générative. D’une certaine manière, cela en dit long sur son succès. Les grands modèles de langage (LLM) comme ChatGPT ou Bard sont capables d’effectuer des tâches d’écriture plus rapidement et efficacement que les êtres humains. L’art génératif permet de produire des images pour lesquelles il aurait fallu des jours ou encore plus de temps avec les outils actuels. L’impulsion donnée aux tâches de codage est quant à elle phénoménale. Devant toutes ces réussites, certains extrapolent et prévoient que les êtres humains seront remplacés dans ces tâches, et ce de manière trop rapide.

La question que nous nous posons pour l’instant est de savoir s’il aurait mieux valu ne réaliser aucune de ces inventions ou, du moins, ralentir leur adoption afin de nous donner le temps d’en évaluer les conséquences. La précaution peut motiver une telle démarche, mais il convient de la mettre en balance avec les pertes de productivité qu’entraîne une adoption lente. Qui plus est, il est impossible de connaître les conséquences négatives en question sans mettre ces inventions à la disposition du public.

D’une manière générale, je pense donc que l’angoisse est exagérée en ce sens qu’il s’agit plus de vagues spéculations que d’un constat fondé sur des éléments clairs, voire moins clairs. Cette réaction est à mettre en parallèle avec les améliorations de la productivité qui sont bien réelles et perceptibles. Elle donne à penser que la bonne attitude à avoir pour le moment est de « laisser faire ».

Néanmoins, si l’un des avantages de cette attitude est la découverte des éventuelles conséquences négatives, il nous incombe de surveiller ces conséquences, d’en déterminer les causes et d’envisager l’expérimentation d’interventions des pouvoirs publics susceptibles de les atténuer. La rapidité offre des avantages, mais elle suppose aussi de travailler plus intensément à l’obtention des meilleurs résultats.

F&D : Quelles sont les implications de l’IA pour des organisations comme le FMI, dont la mission est de favoriser la croissance et la prospérité des pays ? De quelle manière l’IA peut-elle aider ces organisations à atteindre leurs objectifs et à accompagner les pays dans leur évolution économique ?

JG : Dans ce cas, c’est la stratégie habituelle qui s’applique. Il convient de fournir l’IA dans des conditions de concurrence optimales et de la rendre disponible le plus largement possible (en la commercialisant) afin qu’elle puisse être mise en œuvre partout où elle est susceptible d’accroître la productivité dans le monde. En d’autres termes, la mission serait identique à celle des programmes visant à encourager l’accès aux technologies de l’information et à Internet.

F&D : Compte tenu de la nature complexe de l’IA et des considérations éthiques qu’elle implique, quelles sont les entités ou les parties prenantes les mieux placées pour assumer la responsabilité de réglementer l’IA et de fournir des orientations sur les aspects éthiques ?

JG : Cette question est très difficile. Si les questions éthiques étaient claires, il serait possible de désigner une institution établie, qu’elle soit législative ou juridique, qui exercerait l’autorité suprême en la matière. Or, les questions éthiques sont loin d’être claires. Même les questions de discrimination qui pourraient se poser sont complexes. Je crois qu’il sera plus facile de reprogrammer l’IA de sorte qu’elle soit moins discriminatoire que les êtres humains. Mais plus que jamais, l’IA a besoin d’orientations fortes de la part des pouvoirs publics permettant d’impulser les changements nécessaires.

MARJORIE HENRIQUEZ est membre de la rédaction de Finances & Développement.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.