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Karnit Flug souligne l’importance de la responsabilité et de la transparence au sein des banques centrales

PEU APRÈS AVOIR ÉTÉ NOMMÉE gouverneure de la Banque d’Israël en 2013, Karnit Flug rentrait d’une réunion sur la politique économique avec les membres du gouvernement et se demandait s’il était opportun de publier ses commentaires. Mais avant même d’être revenue à la banque centrale, elle a découvert qu’ils avaient déjà été repris dans la presse. « J’ai compris à ce moment-là que rien ne restait confidentiel dans ce genre de réunions », se rappelle-t-elle. « Il vaut toujours mieux avoir la maîtrise de son propre récit que voir ses remarques sorties de leur contexte pour servir les besoins d’un tiers. »

Les banques centrales du monde entier sont aujourd’hui soumises à une surveillance sans précédent tandis qu’elles s’efforcent de lutter contre l’inflation et la récession mondiale. Flug s’est entretenue avec Nicholas Owen, de F&D au sujet de l’importance de la responsabilité et de la transparence dans les banques centrales, des succès et des échecs des politiques passées, et de son ascension personnelle, d’économiste chargée de recherches à première femme gouverneure de la banque centrale israélienne.

F&D : La dernière grande poussée inflationniste en Israël remonte aux années 80. Voyez-vous un parallèle avec la situation actuelle ?

KF : Le contexte macroéconomique et les structures institutionnelles ayant radicalement changé entretemps, il est difficile d’établir des parallèles. À l’époque de ce pic d’inflation, en 1984, quand les prix ont augmenté de 445 %, nous avions un déficit public colossal, d’environ 15 % du PIB. La dette atteignait 280 % du PIB. La banque centrale ne jouissait d’aucune indépendance. Dans le cadre du programme de stabilisation, la loi sur la Banque d’Israël a été modifiée, une nouvelle clause interdisant le financement des déficits publics par la création monétaire. Aujourd’hui, le contexte est complètement différent.

Néanmoins, à la Knesset, certains de nos parlementaires font pression pour que la banque centrale introduise de nouvelles initiatives comme la possibilité pour les propriétaires de leur premier logement d’être exonérées de la hausse des taux d’intérêt hypothécaires. J’espère que ces initiatives n’avancent pas. Même si elles n’avancent pas, les discussions y afférentes pourraient inciter à une retenue qui nuirait à l’efficacité de la politique monétaire. Et même sans infléchir le cours de la politique monétaire, elles peuvent modifier les anticipations, ce qui peut suffire à rendre la politique monétaire moins efficace. Les initiatives de ce type sont fâcheuses.

F&D : Les réformes que vous avez engagées en tant que gouverneure étaient controversées. Quel conseil donneriez-vous aux banquiers centraux actuellement en porte-à-faux avec les décideurs politiques ?

KF : Quand j’étais gouverneure, l’inflation et les taux d’intérêt étaient extrêmement bas, de sorte que la politique monétaire ne prêtait pas à controverse. Or la fonction de gouverneur de la Banque d’Israël est aussi une fonction de conseiller économique auprès du gouvernement en vertu de la loi originale de 1954 sur la banque centrale. C’est un rôle atypique, sujet à frictions avec le système politique, surtout le ministère des Finances. Traditionnellement, les conseils dispensés prennent la forme de déclarations publiques : ils font partie des échanges avec le gouvernement, mais contribuent aussi au débat public.

Mon principal conseil est de livrer des analyses transparentes et professionnelles. Il faut aussi participer activement au débat public en s’appuyant sur des études de grande qualité.

F&D : Est-il réaliste que, de nos jours encore, les banques centrales n’aient pratiquement jamais à rendre de comptes ? Faudrait-il davantage débattre des coûts d’un resserrement de la politique monétaire alors que le monde va au-devant d’une récession douloureuse ?

KF : La responsabilisation peut prendre différentes formes. On peut promouvoir la responsabilité par des exigences de transparence ou grâce à des évaluations d’experts. Un débat public animé concourt aussi à cette responsabilisation. Mais, en réalité, vous me demandez si les banques centrales devraient appliquer la politique monétaire en toute indépendance pour atteindre un objectif en matière d’inflation. Sur ce point, je pense que les responsables politiques ne se sont toujours pas départis de leur biais inflationniste, ce qui a conduit à la forte inflation des années 70 et 80. Les politiciens jugeaient acceptable d’avoir un peu plus d’inflation pour avoir un peu plus d’activité économique et d’emploi. Mais dans les faits, maîtriser cette inflation s’est révélé très difficile. Une hausse de l’inflation peut enclencher une spirale d’anticipations d’inflation, avec à la clé encore plus d’inflation. Ce biais inflationniste existe toujours. Je ne pense pas qu’il soit possible de réussir cet arbitrage et d’obtenir juste un tout petit peu plus d’inflation en contrepartie d’une activité plus dynamique. Une fois que l’inflation s’accélère, elle est extrêmement dure à endiguer. Et les coûts, y compris sociaux, peuvent être très élevés.

F&D : Les banques centrales ont-elles fait fausse route dans le passé ? À l’heure actuelle, on nous dit de leur faire confiance quand elles relèvent les taux. Mais elles ont injecté de l’argent dans les économies par le biais de taux d’intérêt faibles et de mesures d’assouplissement quantitatif. N’en payons-nous pas le prix aujourd’hui ?

KF : Je pense que les politiques monétaires menées en réponse à la crise financière mondiale ont été globalement les bonnes et ont effectivement évité une récession planétaire bien plus sévère et plus longue. Le rôle de chef de file de Ben Bernanke et les enseignements qu’il a tirés du passé ont été extrêmement importants. Les politiques monétaires se sont parfois accompagnées de mesures macroprudentielles pour atténuer l’effet de taux d’intérêt très bas sur certains marchés d’actifs. En Israël, nous avons introduit une série de restrictions sur le marché hypothécaire pour éviter toute accumulation excessive de risques.

Après la pandémie de COVID-19, une riposte massive a de nouveau été nécessaire sous la forme d’une expansion tant monétaire que budgétaire. En l’occurrence, je pense que les mesures exceptionnelles de soutien budgétaire et monétaire ont perduré trop longtemps. La reprise s’est révélée très vigoureuse, mais pour autant, certains gouvernements ont conservé une politique budgétaire extrêmement expansionniste, doublée d’une politique monétaire toujours très accommodante. Et quand l’augmentation très substantielle de la demande s’est conjuguée à des difficultés d’approvisionnement (liées aux fermetures d’usines en Chine et ailleurs, puis à la guerre en Ukraine), l’inflation a commencé à monter en flèche. Il nous a fallu du temps pour comprendre que la demande jouait un rôle capital et que le problème ne venait pas seulement des chocs sur l’offre. C’est une des raisons pour lesquelles l’inflation a augmenté rapidement et aurait nécessité un retrait plus rapide des mesures expansionnistes, retrait qui n’est d’ailleurs pas complètement effectif partout.

F&D : Votre parcours m’intéresse, je suis curieux de savoir comment l’économiste-chercheuse est devenue une banquière centrale contrainte de prendre des décisions difficiles au quotidien. Cela a-t-il changé votre approche de la recherche en économie ?

KF : L’expérience que j’ai acquise, notamment en gérant le département des études à la Banque d’Israël pendant 10 ans, m’a aidée à utiliser les recherches de manière efficace pour prendre des décisions stratégiques. Cela m’a permis d’identifier les questions auxquelles les modèles peuvent apporter des réponses, mais aussi les limites de ces mêmes modèles. Une expérience dans la recherche peut aider à évaluer l’opportunité d’utiliser des modèles au cours du processus décisionnel ou de s’appuyer plutôt sur la théorie ou sur une simple analyse des données les plus récentes.

F&D : Vous avez été la première femme nommée à la tête de la banque centrale d’Israël. Était-ce un aspect important pour vous et pour le pays ?

KF : Quand j’ai obtenu le poste, j’étais surtout consciente d’être la première à avoir gravi tous les échelons, d’avoir commencé comme jeune économiste à la Banque en finissant par me hisser jusqu’à la plus haute marche. Avant moi, tous les gouverneurs avaient été des économistes de renom venus de l’extérieur. J’étais concentrée sur la nécessité d’être à la hauteur.

À la Banque d’Israël, je n’ai pas eu l’impression qu’être une femme ait nui d’une quelconque façon à ma carrière. Mais je me suis vite rendu compte que cet aspect était important. La presse parlait à l’envi de la première gouverneure et j’ai souvent dû répondre à des questions à ce sujet quand je rencontrais des étudiants. J’ai compris que j’étais en quelque sorte un modèle.

En assistant aux réunions de gouverneurs au FMI ou à la Banque des règlements internationaux, j’ai été surprise de voir à quel point les femmes étaient peu nombreuses. Être la seule femme dans une salle, entourée de 35 ou 40 collègues masculins, a été parfois un peu intimidant. Mais je m’y suis habituée petit à petit. Et le temps passant, les femmes ont aussi été plus nombreuses.

Cet entretien a été révisé dans un souci de concision et de clarté.

 

NICHOLAS OWEN fait partie de l’équipe de Finances & Développement.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.