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Amir Sufi revient entre autres sur la situation de l’endettement des ménages

UNE HAUSSE IMPORTANTE de l’endettement des ménages — englobant tous les crédits à la consommation et les prêts hypothécaires — a toujours été le signe avant-coureur d’une récession économique imminente.

Dans un entretien avec Paulo Medas, économiste au FMI, Amir Sufi, professeur d’économie et de politique publique à la Booth School of Business de l’Université de Chicago, évoque ce que la situation de l’endettement des ménages nous apprend sur une éventuelle récession, le risque d’une augmentation des inégalités et ses prédictions quant au moment où nous retrouverons des niveaux d’inflation et de taux d’intérêt bas.

F&D : Pendant la pandémie, la dette du secteur privé, en particulier celle liée au logement, n’a pas explosé comme elle l’avait fait pendant la crise financière mondiale. Pourquoi ?

AS : Deux différences majeures peuvent expliquer cela. La première est que, avant la pandémie, il n’y a pas eu d’expansion notable du crédit, et la récession due à la COVID-19 s’est manifestement produite pour des raisons sans lien avec le secteur financier. Elle n’a pas eu la même dynamique d’expansion et de contraction que les récessions typiques des crises du crédit.

La deuxième est que les autorités, du moins aux États-Unis, ont adopté des mesures fortes pour tenter d’atténuer la détresse financière des ménages, comme celles, très offensives, consistant à accorder des délais de grâce sur le remboursement des emprunts hypothécaires. Les mesures substantielles de relance budgétaire ont aussi contribué à atténuer le choc de la COVID-19 sur les bilans des ménages et leurs taux de défaillance.

F&D : Nous avons actuellement une inflation très vive, un ralentissement économique et des taux d’intérêt en hausse. Doit-on craindre plus d’effets négatifs pour l’économie, par exemple si les prix de l’immobilier baissent et que le chômage augmente ?

AS : La conjoncture est pour l’heure très différente de celle des cycles économiques précédents. La raison en est que l’inflation, en ce moment, est directement liée à la fois aux mesures de relance budgétaire et aux chocs de coûts, en particulier ceux sur l’énergie et les chaînes d’approvisionnement. Le canal de transmission qui opère généralement est celui d’une forte dette des ménages, qui, pour partie, est sensible aux taux d’intérêt ; alors que les taux d’intérêt augmentent, il se produit un ralentissement général de la consommation.

Cette fois, c’est différent : les bilans des ménages américains sont en réalité assez sains, et ce, grâce notamment à l’imposant train de mesures de relance budgétaire. La hausse des taux d’intérêt va donc produire moins d’effets qu’elle ne le ferait normalement.

L’inflation semble avoir un effet sur les dépenses des ménages, à en juger par les annonces de résultats des grands patrons de la distribution, qui disent constater déjà une forte baisse de la consommation en réaction à l’inflation. Et puis, bien sûr, la hausse des taux d’intérêt touche les secteurs de l’économie les plus sensibles au coût du crédit, en particulier le logement et les achats de voitures.

Dans l’ensemble, toutefois, je ne pense pas que nous ayons les ingrédients qui entrent habituellement dans les récessions vraiment graves — un niveau d’endettement du secteur privé très élevé et un effondrement des investissements et de la consommation.

F&D : Certains pays sont-ils plus vulnérables que d’autres ?

AS : Cela fait quelques années que je prédis une détérioration sensible de la situation économique de la Chine — pas seulement à cause des blocages dus à la COVID-19 dont on parle tant, mais aussi à cause du marché de l’immobilier, dont la trajectoire est de celles qui mènent généralement à une grave récession. Je ne serais pas surpris que les problèmes de l’immobilier en Chine continuent de peser lourdement sur l’économie du pays.

F&D : Certains affirment que nous entrons dans une période à la fois de taux d’intérêt et d’inflation plus élevés — ce qui pourrait accroître la vulnérabilité des propriétaires. D’autres soutiennent que nous allons revenir à des taux d’intérêt naturels bas. Quel est votre point de vue là-dessus ?

AS : Je pense que nous reviendrons à un équilibre d’inflation faible et de taux d’intérêt bas dans trois à cinq ans. Des tendances de fond continueront à faire baisser les taux d’intérêt ou à les maintenir bas. Ce que nous vivons actuellement est essentiellement le produit de mesures de relance budgétaire très agressives et de chocs de coûts — en particulier, les prix de l’énergie et les perturbations des chaînes d’approvisionnement. Les banques centrales ont clairement indiqué qu’elles allaient relever les taux d’intérêt pour tenter d’influer sur les anticipations d’inflation, et je pense qu’elles y parviendront.

Les rendements à long terme des obligations d’État restent faibles, la courbe des rendements s’est inversée et le marché anticipe la poursuite, dans la durée, de taux d’intérêt à long terme bas.

Ce dont il faut se méfier, c’est ceci : si la guerre en Ukraine, d’une part, et le dérèglement climatique, d’autre part, font fortement augmenter les dépenses militaires et les investissements verts, cela pourrait exercer une tension à la hausse sur les taux d’intérêt et l’inflation au cours des prochaines années.

F&D : Il est très intéressant de comprendre la marge de manœuvre budgétaire dont les États disposent pendant une crise pour soutenir les ménages. Que pouvez-vous nous dire là-dessus ?

AS : Le principal avantage de la dette publique est que les gens sont prêts à en détenir pour une rémunération inférieure aux taux du marché qui s’appliquent aux autres catégories d’obligations, ce qui est parfait pour un État s’engageant dans la voie du déficit.

Une idée très répandue est que, tant que les taux d’intérêt nominaux sont inférieurs à la croissance nominale, vous êtes gagnant. Vous pouvez augmenter votre déficit et ne jamais avoir à le rembourser. Et là, nous faisons remarquer que ce n’est pas exact. Car, à mesure que vous saturez le marché avec de la dette publique, les gens y accordent moins de valeur, et il faut leur offrir des taux d’intérêt plus élevés pour qu’ils continuent à s’y intéresser.

Si vous creusez trop les déficits, le taux d’intérêt nominal dépassera le taux de croissance nominal, et alors, vous devrez réduire les déficits.

F&D : Dans de nombreux pays, nous avons vu la dette privée et la dette publique augmenter pendant la pandémie. Quels risques cela pose-t-il ?

AS : Le risque antérieur à la COVID-19, qui n’a probablement fait que s’amplifier, est en quelque sorte un risque à la japonaise — une croissance durablement en berne, une charge de la dette qui s’alourdit, des taux d’intérêt très bas et une inflation également basse. Et l’expansion de la dette publique, si elle n’est pas utilisée de manière productive, ne fait qu’ajouter à ce risque.

Pour obtenir une croissance susceptible de réduire la charge de la dette, il faut arriver à augmenter la croissance de la productivité. Il faut trouver des moyens de réduire les inégalités de revenu d’une manière qui profite à la production — par exemple, en augmentant les salaires de la classe moyenne de façon que la demande augmente en effet et que les entreprises soient peut-être incitées à investir davantage. Après la pandémie, il sera encore plus important de trouver des moyens de stimuler la croissance de la productivité et de réduire les inégalités de revenu.

F&D : Les prix de l’immobilier ont baissé dans certains pays. Les niveaux élevés d’endettement en seront-ils plus difficiles à gérer ?

AS : L’augmentation de la dette est le symptôme d’un problème sous-jacent, à savoir que l’économie ne peut pas générer suffisamment de demande compte tenu de la part croissante des revenus des personnes les plus riches. C’est bien ce que je considère comme le principal risque d’un endettement vraiment élevé.

L’augmentation de l’inégalité de revenu dans le monde fait grimper le prix des actifs et baisser les taux d’intérêt. Il en résulte une demande insuffisante, et la seule façon d’obtenir de la demande est de faire en sorte que les ménages à revenus moyens et faibles empruntent davantage.

Ainsi, le vrai risque est celui d’un piège de stagnation à long terme, qui coince l’économie dans un équilibre de dette élevée, de taux d’intérêt bas et de consommation faible.

F&D : Que conseilleriez-vous aux États dans un tel contexte ?

AS : Les dépenses consacrées aux infrastructures sont tout à fait sensées, surtout si elles peuvent stimuler la productivité et les salaires de la classe moyenne. Comme les taux d’intérêt sont bas, les États peuvent emprunter pour investir dans les infrastructures — et vous pouvez éventuellement obtenir une bonne croissance de la productivité.

 

Cet entretien a été adapté pour des raisons de longueur et de clarté.

PAULO MEDAS est chef de division au département des finances publiques du FMI.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.