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Chris Wellisz brosse le portrait de Melissa Dell ; diplômée de Harvard, elle propose des méthodes inédites pour mettre à nu certains héritages du passé

Melissa Dell avait besoin d’une pause, loin des archives de Cusco, au Pérou. Elle est donc montée dans un bus pour visiter la zone montagneuse isolée qu’elle étudiait et a passé quelques semaines à parler avec les descendants du peuple qui avait travaillé dur dans les mines d’argent placées sous la férule des Espagnols. Les gens du cru portaient la tenue quechua traditionnelle et vivaient dans des habitations en bois, avec un sol en terre battue et des pièces aveugles.

« Je demandais aux habitants: Chez vous, est-ce différent de là-bas? », se rappelle-t-elle, en montrant des villages situés à quelques kilomètres. « Ils répondaient: Là-bas, ils ont une route. Et grâce à la route, quand ils cultivent du maïs, ils peuvent l’apporter au marché. Si j’essaie d’apporter le mien, il sera gâté par le trajet, parce que les routes ne sont pas goudronnées. »

Ces conversations ont confirmé la thèse de Dell selon laquelle un système de travail forcé hérité de l’époque coloniale et nommé mita avait laissé son empreinte sur la population autochtone, empreinte toujours perceptible deux siècles plus tard. Au moment de la visite de Dell, la zone de mita comptait peu de routes goudronnées, et ses habitants étaient généralement plus pauvres et plus susceptibles de dépendre de l’agriculture de subsistance que ceux vivant en dehors.

Les travaux de Dell ont été publiés en 2010 dans une revue universitaire de renom, Econometrica, avant même qu’elle ne soit diplômée du Massachusetts Institute of Technology (MIT). L’un de ses articles les plus cités, intitulé « The Persistent Effects of Peru’s Mining Mita », continue d’être étudié dans les cours d’économie de premier cycle universitaire du Harvard College, son université de cœur, et a largement contribué à la décision de l’American Economic Association de lui décerner en 2020 la médaille John Bates Clark, qui récompense des économistes exceptionnels de moins de 40 ans.

Les secrets du succès

Les universitaires se demandent depuis longtemps pourquoi certains endroits prospèrent plus que d’autres. Comment les sociétés gravissent-elles l’échelle du développement pour se hisser vers plus de prospérité? Quelle est la recette du succès économique? Pourquoi le PIB par habitant en Corée du Sud est-il bien plus élevé aujourd’hui qu’au Cambodge, qui avait un niveau de vie similaire au sien en 1960?

Les questions de ce type ont inspiré des ouvrages monumentaux, quasiment épiques, embrassant plusieurs siècles et continents, comme celui de Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, qui s’intéresse aux facteurs environnementaux, ou celui de Daron Acemoglu et James A. Robinson, Prospérité, puissance et pauvreté, plus axé sur le rôle des institutions.

Ces questions fascinaient Dell, mais elle voulait emprunter une autre voie. Attrapant la lorgnette par le petit bout, elle s’est penchée sur les fortunes diverses non pas de continents et de pays, mais de villes et de villages proches les uns des autres.

« Pour pouvoir vraiment plonger au cœur des choses, il n’est pas inutile d’adopter ce genre de perspective locale », explique-t-elle à F&D. « En restant au niveau microéconomique, vous bénéficiez d’une vision bien plus détaillée et plus fine de ce qu’il se passe. »

L’une des contributions importantes de Dell à la littérature sur l’économie du développement, et l’avantage de son approche ultrafocalisée, est d’avoir identifié ce qu’elle appelle des canaux de persistance. S’agissant de la mita, le canal était l’absence d’infrastructures dans le bassin où les colons espagnols venaient chercher leur main-d’œuvre forcée.

À l’extérieur de la zone où se pratiquait la mita, les propriétaires d’haciendas, ces grands domaines agricoles, se servaient de leur influence politique pour faire construire des routes leur permettant de commercialiser leurs produits. Dans la zone de mita, les haciendas étaient moins nombreuses, car l’administration coloniale espagnole ne voulait pas de concurrence pour recruter de la main-d’œuvre, et les routes étaient donc plus rares.

Une des autres contributions majeures de Dell est d’avoir perfectionné un outil économétrique, la régression par discontinuité. Elle est traditionnellement utilisée pour étudier les effets d’un service social comme le programme d’assurance santé américain, Medicare, sur ses bénéficiaires. La discontinuité est observée à l’âge de 65 ans: avant, vous n’êtes pas admissible ; à partir de 65 ans, vous le devenez. Les universitaires se servent de cet âge pivot pour comparer les personnes à peine plus âgées et à peine plus jeunes, et en tirer des conclusions quant aux effets de Medicare.

Dell a poussé la méthode un peu plus loin en l’appliquant aux espaces géographiques, par exemple aux villages situés de part et d’autre de la frontière délimitant la zone minière de mita, ce qui implique des variables bien plus nombreuses et des calculs bien plus compliqués. D’après ses collègues, si Dell n’a pas été la première à se servir de régressions géographiques, elle les a affinées et a contribué à les populariser parmi les économistes universitaires.

« Son article sur la mita a fait largement connaître la régression par discontinuité géographique, qui a permis ensuite à d’autres auteurs d’écrire des dizaines d’articles grâce à cet outil », indique Pablo Querubin, maître de conférences en politique et en économie à l’Université de New York.

Dans le cadre de son étude sur la mita, Dell a appris toute seule à utiliser les logiciels de cartographie des systèmes d’information géographique (SIG) pour localiser avec précision les villages qu’elle comparait entre eux et par rapport à la frontière de la zone de mita. Elle a fini par donner des cours de formation à ces logiciels.

Maîtriser les SIG est un exemple de ce que les admirateurs de Dell nomment sa rigueur et sa persévérance. Ces qualités transparaissent également dans son travail d’archivage minutieux et dans sa parfaite connaissance des ouvrages publiés sur toute une série de sujets, des colonies espagnoles aux activités des gangs de la drogue dans le Mexique d’aujourd’hui.

« L’une des caractéristiques de Melissa, c’est qu’elle ne fait rien à moitié », ajoute Acemoglu, un enseignant au MIT qui a été l’un de ses directeurs de thèse de doctorat.

D’Enid à Harvard

Dell a grandi à Enid, dans l’Oklahoma. Cette ville d’environ 50 000 habitants à la lisière des Grandes Plaines est connue comme la capitale du blé de l’Oklahoma en raison de ses immenses capacités de stockage de céréales. Sa mère enseignait en maternelle et son père, entrepreneur civil, travaillait au magasin de pièces automobiles d’une base aérienne militaire.

À Harvard, Dell a pratiqué la course de fond en compétition, s’est spécialisée en économie et a d’abord envisagé de faire son droit. Elle a étudié l’espagnol avant de partir en stage d’été dans un organisme de microfinancements pour les femmes au Pérou. Il s’agissait de son premier voyage à l’étranger.

« Cela m’a beaucoup ouvert les yeux, dans le sens où j’ai pu voir par moi-même ce qu’était un pays en développement et j’ai eu l’occasion de parler avec les habitants, notamment de leurs perspectives », explique-t-elle.

Elle a attendu d’être en dernière année pour décider de s’inscrire dans un troisième cycle en économie, après avoir lu des articles comme « The Colonial Origins of Comparative Development », coécrit par Acemoglu, Simon Johnson et Robinson, qui estiment que les régimes coloniaux « extractifs » qui exploitaient principalement des ressources naturelles ont légué un héritage de sous-développement au monde moderne.

« Cela m’a fait penser à la mita et je me suis dit, et bien, que la mita était la quintessence d’une institution extractive », se rappelle Dell.

Elle a fait de la mita le sujet de sa thèse de fin d’études et a continué d’y travailler pendant encore deux ans, munie d’une bourse de recherche à l’Université d’Oxford. Le temps qu’elle s’inscrive au MIT, elle avait suivi un autre programme de recherche estival au Pérou et jeté les bases de sa thèse doctorale.

Ses travaux sur les leviers du développement économique l’ont conduite à s’intéresser durablement aux trajectoires divergentes de l’Asie et de l’Amérique latine. Ses lectures sur les économies asiatiques l’ont amenée à réfléchir sur les différences entre les économies d’Asie du Nord-Est, comme la Corée du Sud et la province chinoise de Taiwan, et les économies d’Asie du Sud-Est, comme l’Indonésie et les Philippines.

Le bilan accablant du Viet Nam

Elle s’est aperçue que le Viet Nam était à la croisée de ces deux régions. Dans « The Historical State, Local Collective Action, and Economic Development in Vietnam », qu’elle a coécrit avec Nathan Lane et Querubin, Dell a utilisé la régression par discontinuité géographique pour étudier les effets persistants de deux modèles administratifs : dans le Nord, le Dai Viet, un État fort et centralisé sur le modèle chinois, où le village était l’unité administrative de base ; dans le Sud, l’ancienne région khmère, un modèle clientéliste où les propriétaires réclamaient un tribut aux paysans en échange d’une protection.

Dell et ses coauteurs ont constaté que, des siècles plus tard, la consommation des ménages sur les terres qui avaient fait partie du Dai Viet était supérieure d’environ un tiers à celle des ménages de l’ancienne région khmère. Les habitants des villages de l’ex-Dai Viet étaient deux fois plus susceptibles de participer aux institutions civiles, étaient plus instruits et bénéficiaient d’un meilleur accès aux soins.

Dans le cadre de leurs recherches sur les niveaux de vie dans le Viet Nam moderne, Dell et Querubin sont tombés sur une série de documents exceptionnels, le résultat d’enquêtes conduites dans 18 000 hameaux par les autorités américaines et sud-vietnamiennes entre 1969 et 1973. Ces enquêtes mensuelles et trimestrielles, qui contenaient les réponses à 169 questions sur la politique locale, l’économie et la sécurité, ont été une formidable mine d’informations sur les mentalités et les niveaux de vie.

Les responsables de l’étude s’étaient servis d’un algorithme pour agréger les réponses et produire un score de sécurité pour chaque village. Les villages dont les scores étaient les plus faibles étaient beaucoup plus susceptibles d’être bombardés en vertu de la théorie selon laquelle une puissance de feu écrasante réduirait les forces insurgées, désorganiserait leurs activités et saperait leur moral.

Les scores s’échelonnaient en continu de 1 à 5, mais, comme la puissance de calcul de l’époque était limitée, ils étaient arrondis à l’entier le plus proche, ce qui voulait dire que deux villages aux résultats très comparables, par exemple 2,49 et 2,51, obtiendraient des scores différents, créant une discontinuité à la ligne de séparation.

« Quand j’ai commencé à examiner les données de plus près, je me suis rendu compte de la discontinuité de la régression », se souvient Dell.

Pour pouvoir poursuivre, Dell et Querubin avaient besoin des scores non arrondis, or ils n’existaient plus. Le moyen pour eux de contourner cet obstacle était de mettre la main sur les tableaux de probabilités conditionnelles ayant servi à calculer les scores initiaux, et ils pourraient alors refaire les calculs et recréer les données brutes.

Ils ont donc passé au crible des milliers de boîtes de documents stockées aux archives nationales de College Park, dans le Maryland, en vain. Les recherches effectuées sur le site en ligne des archives de la Guerre du Viet Nam de l’université Texas Tech se sont également révélées infructueuses.

Dell a décidé de quitter Cambridge, dans le Massachusetts, pour se rendre à Washington et passer au peigne fin les archives du US Army Center of Military History, au Fort McNair. Au début, elle n’a rien trouvé. Puis un historien qui travaillait dans les parages lui a dit qu’il avait vu des boîtes au sous-sol. Après vérification, Dell est sortie envoyer un message laconique à Querubin disant: « Je les ai. »

« J’aurais sans doute abandonné bien avant, mais Dell était si incroyablement déterminée qu’elle n’a pas renoncé avant d’avoir débusqué ces tableaux de probabilités », se rappelle Querubin.

Après avoir reconstitué les scores bruts et appliqué des régressions par discontinuité, Dell et Querubin ont conclu que la stratégie américaine de l’écrasement militaire avait été contre-productive: les bombardements avaient rendu les villageois non pas moins mais plus susceptibles de soutenir l’insurrection communiste et avaient affaibli les activités civiques non communistes.

Certains passages de leur article sonnaient comme un réquisitoire contre la stratégie militaire américaine au Viet Nam, qui avait été largement dictée par de jeunes prodiges de l’Ivy League pendant les présidences de John F. Kennedy et de Lyndon B. Johnson. Parmi eux figuraient McGeorge Bundy, un politiste de Harvard, et Walt Rostow, l’auteur de l’ouvrage de référence intitulé Les étapes de la croissance économique qui assurait avoir identifié les conditions qu’un pays devait remplir pour gravir l’échelle du développement.

Dell a critiqué les conseillers qui, à l’instar de Bundy et Rostow, proposaient des théories tape-à-l’œil ne s’appuyant pas sur des données et les a accusés d’avoir terni la réputation des sciences sociales. Leurs échecs « illustrent la nécessité d’étudier diverses façons d’aborder les questions de politique, qui sont incroyablement complexes, et de se servir des données pour vraiment vérifier les choses ».

Pour Acemoglu, Dell parvient à combler le fossé entre travail théorique et travail empirique. « Elle est l’exemple parfait d’une combinaison remarquable de rigueur universitaire et d’intuition pour les questions revêtant vraiment une importance primordiale pour l’humanité. »

Benjamin Olken, un des autres directeurs de thèse de Dell, déclare que son travail sur le Viet Nam montre à quel point elle est prête à s’investir sans compter, ce qui finit par payer à long terme.

Depuis peu, Dell mène des recherches sur la manière dont l’administration coloniale japonaise dans la province chinoise de Taiwan a influencé le développement de l’île. C’est dans ce contexte qu’elle a découvert un véritable trésor, les dossiers d’entreprises japonaises du début du XXe siècle. Leur numérisation a été difficile, car ils contenaient des milliers de caractères qui n’étaient plus utilisés et se présentaient avec une curieuse mise en page.

Je pense effectivement que la course de fond nous inculque de précieuses leçons de vie sur la persévérance.

Cette autodidacte de la programmation a alors conçu un programme baptisé Layout Parser. Exploitant un code source libre, ce programme permet aux chercheurs de scanner des documents avec des mises en page inhabituelles. Elle travaille également sur un logiciel de reconnaissance optique de caractères différent de ceux que l’on trouve dans le commerce, et qui serait plus simple, plus précis et mieux adapté à la lecture des documents dont se servent les historiens.

« Cela ouvre la porte à une telle richesse d’informations », explique Dell. « J’ai trouvé que c’était aussi un projet idéal en pleine pandémie, quand les archives sont fermées. »

Querubin est moins réticent. Il fait remarquer qu’un an après avoir commencé à travailler sur le projet, Dell enseignait les méthodes d’apprentissage en profondeur pour la curation des données.

« Les méthodes qu’elle met au point sont révolutionnaires, elles vont débloquer beaucoup d’autres projets menés par des historiens de l’économie, des économistes, des politistes, etc. Cela va prendre une très grande ampleur. »

Leçons de vie

Querubin n’est pas le seul à établir un parallèle entre la persévérance de Dell en tant que chercheuse et son expérience de la course de fond. Il se rappelle l’avoir vue pendant un groupe de discussion pour doctorants au MIT et avoir pensé qu’elle semblait fatiguée. En fait, elle était en pleine préparation d’un ultra-marathon.

Dell a provisoirement renoncé aux ultra-marathons. Elle est mariée à Austin Huang, qui travaille chez Fidelity Investments, et ils ont trois enfants âgés de quatre mois à quatre ans.

« J’aime courir pendant mon temps libre, mais il se trouve que, pour le moment, mes enfants ne rentrent pas tous dans la double poussette de jogging », explique Dell.

« J’espère que, dès que l’aîné sera assez grand pour faire du vélo à côté, je pourrais me remettre à la course. Je pense effectivement que la course de fond nous inculque de précieuses leçons de vie sur la persévérance. »

CHRIS WELLISZ est un journaliste et rédacteur indépendant.

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.