5 min (1403 words) Read

Cibler les programmes pendant l’enfance est la meilleure façon d’accroître la mobilité économique

L’une des caractéristiques du rêve américain est la mobilité ascendante, c’est-à-dire la capacité de tous les enfants à pouvoir réussir sur le plan économique, quel que soit leur milieu d’origine. Malheureusement, leurs chances de gagner davantage que leurs parents se sont amenuisées durant les dernières décennies. Alors que 90% des enfants nés en 1940 ont réussi à mieux gagner leur vie que leurs parents, aujourd’hui, la moitié seulement des jeunes adultes ont un revenu supérieur à celui de leurs parents au même âge. Notre groupe de recherche s’attache à identifier les politiques susceptibles d’augmenter les chances économiques, aux États-Unis et ailleurs.

À ce jour, le principal enseignement de nos travaux est qu’il est important de cibler les interventions pendant l’enfance. Cet âge de la vie est important à deux égards. Premièrement, l’environnement dans lequel les enfants grandissent a une influence décisive sur leur avenir. Deuxièmement, les politiques consistant directement à investir plus dans les enfants, en particulier ceux de familles modestes, sont souvent le moyen le plus rentable de réduire les inégalités intergénérationnelles.

Le point de départ de notre analyse est le matériel de base qui a servi à établir l’Atlas des chances (Opportunity Atlas), un ensemble de données interactives que nous avons mis au point à partir de recensements et de déclarations fiscales afin de mesurer la mobilité ascendante dans chaque quartier aux États-Unis. Cet atlas illustre le fait que, dans certains quartiers, les enfants de familles à revenu faible connaissent une mobilité ascendante très importante, tandis que d’autres, pourtant issus de milieux comparables, tendent à rester prisonniers du piège de la pauvreté génération après génération. Le graphique 1, par exemple, montre le large éventail des revenus moyens que perçoivent une fois adultes les enfants de familles modestes qui grandissent à New York. Il ressort du graphique 2 que le revenu à l’âge adulte des enfants de familles à faible revenu du quartier de Brownsville (Brooklyn) variait considérablement selon qu’ils avaient grandi d’un côté ou de l’autre de Dumont Avenue.

Pour mieux comprendre de quelle manière le quartier d’origine influe sur le devenir des enfants, nous avons étudié les parcours de vie de plus de 5 millions d’enfants dont la famille a déménagé pendant leur enfance. Notre constat principal est que ceux qui étaient partis pour des quartiers caractérisés par une mobilité ascendante plus marquée (dotés de meilleures écoles, par exemple) tendaient à jouir d’une situation plus enviable une fois adultes. Autrement dit, le quartier où l’enfant grandit exerce une influence non négligeable sur son avenir.

Le graphique 3 illustre le gain de revenu estimé pour un enfant théorique quittant Van Dyke Houses, dans le Nord de Dumont Avenue à Brownsville, pour emménager tout près, dans le quartier entièrement rénové de Nehemiah Houses, au Sud de l’avenue. D’après nos estimations, les enfants qui partent à l’âge de deux ans gagneront peu ou prou 25 000 dollars par an, contre 17 000 dollars en moyenne s’ils restent à Van Dyke Houses. Plus le déménagement est tardif, moins le gain est important. Chaque année de plus passée dans un quartier offrant de meilleures chances rehausse la position occupée à l’âge adulte.

Il faut retenir que l’amélioration de l’environnement compte jusqu’à l’adolescence et au-delà; emménager dans un quartier plus favorable à 15 ans plutôt qu’à 20 reste assez avantageux. Ce n’est qu’après 23 ans que l’on cesse d’observer des effets sur le revenu. Les tendances sont comparables si l’on utilise les données d’observation concernant des familles de quartier pauvre choisies au hasard pour emménager dans un quartier prospère. En résumé, le quartier où l’on grandit détermine en partie la situation économique à l’âge adulte.

Le deuxième volet de notre analyse consiste à identifier les types de politiques qui améliorent le plus les perspectives économiques et le bien-être social. Nous avons étudié pour ce faire 133 politiques mises en œuvre au cours des 50 dernières années. Nous les avons comparées à l’aune d’une mesure standardisée, la valeur marginale des fonds publics (VMFP), qui est le rapport entre l’avantage qu’une politique procure aux bénéficiaires et son coût net pour l’État, y compris les effets budgétaires à long terme comme la baisse des dépenses sociales ou l’augmentation des recettes fiscales. Cette mesure nous permet de comparer l’efficacité de différents types de politiques (assurance sociale, impôts, transferts monétaires, éducation, formation professionnelle, transferts en nature, etc.) pour déterminer quelles sont celles qui influent le plus sur le bien-être social par dollar de dépense publique nette.

Le quartier où l’on grandit détermine en partie la situation économique à l’âge adulte.

Le graphique 4 illustre notre principal résultat. Nous divisons le groupe de 133 politiques en 12 catégories programmatiques et, pour chaque catégorie, nous représentons la VMFP en fonction de l’âge moyen des bénéficiaires. Les trois points dans le coin gauche supérieur indiquent que les investissements dans les enfants sont ceux qui, traditionnellement, produisent les valeurs marginales les plus élevées. Ces politiques prévoyaient notamment de développer l’assurance santé pour les enfants, d’investir dans la scolarité préélémentaire ainsi que de la maternelle à la fin du secondaire et d’augmenter les taux d’inscription dans l’enseignement supérieur.

La tendance mise en évidence par le graphique 4 présente des similitudes frappantes avec celle du graphique 3. Dans l’un et l’autre cas, nous constatons que la politique d’amélioration des conditions tout au long de l’enfance est très rentable. Chaque année de vie dans un quartier à plus forte mobilité ascendante améliore la mobilité des intéressés. De même, non seulement les investissements publics ciblant les jeunes enfants en cycle préélémentaire se révèlent très rentables, mais les programmes en faveur d’enfants plus âgés, inscrits dans le secondaire et dans le supérieur tendent à se montrer largement payants pour le contribuable lui-même.

Dans de nombreux cas, ces politiques finissent par payer et, à long terme, permettent d’économiser l’argent des contribuables. Nous attribuons à ces politiques une VMFP tendant vers l’infini, comme le montrent les trois moyennes de catégories représentées en haut du graphique 4. Ainsi, les politiques qui ont élargi la couverture de l’assurance santé pour les enfants ont en moyenne produit 1,80 dollar pour chaque dollar dépensé en amont. Traditionnellement, bon nombre des politiques qui ont amélioré les chances économiques intergénérationnelles ont aussi été avantageuses pour le contribuable.

En plus d’analyser les politiques passées, notre groupe de recherche veut se servir des mégadonnées pour aider à concevoir la prochaine génération de politiques qui stimuleront la mobilité économique. L’une des motivations fondamentales est la variation géographique très marquée de la mobilité révélée par l’Atlas des chances. Les écarts spectaculaires de situation à l’âge adulte en fonction de l’endroit où les enfants ont grandi amènent à s’interroger sur les raisons pour lesquelles les familles avec enfants ne déménagent pas pour des quartiers à plus grande mobilité. Étonnamment, nous constatons que même les familles modestes bénéficiant de bons de logement permettant une prise en charge d’une partie de leur loyer tendent à se concentrer dans les quartiers à faible mobilité ascendante; il semblerait donc que l’efficacité de ces bons pour réduire la ségrégation résidentielle et améliorer les chances économiques ait été limitée.

Pour comprendre pourquoi, nous avons mis au point et testé en 2018 un programme couvrant la métropole urbaine de Seattle, en collaboration avec la Seattle and King County Housing Authority. Appelé Creating Moves to Opportunity (CMTO), il avait pour objectif de vérifier ce qui pouvait empêcher les bénéficiaires des bons d’aller s’installer dans des quartiers offrant de meilleures chances. Nous avons donc fourni à un échantillon de bénéficiaires composé au hasard un ensemble de services comprenant une aide à la recherche de logement, une mise en contact avec des propriétaires et un pécule. Pas moins de 53% des familles qui avaient ainsi été aidées ont emménagé dans des quartiers plus favorables, à forte mobilité ascendante, contre 15% des familles non aidées dans leurs démarches.

Ces résultats montrent à quel point certains obstacles (et non des préférences) limitent la capacité des familles modestes à trouver un logement dans les bons quartiers. Réduire ces obstacles peut augmenter les chances des enfants de milieux modestes. Nous estimons que les enfants qui emménagent dès la naissance dans un quartier offrant plus de perspectives, dans le cadre du programme CMTO, et y demeurent jusqu’à leur majorité gagneront 200 000 dollars de plus dans leur vie que s’ils restent dans un quartier moins favorable.

Ces travaux de recherche donnent des raisons d’espérer. Les données révèlent sans doute que les États-Unis sont loin d’offrir les mêmes chances à tous les enfants. Mais nous montrons également que les investissements qui ont eu traditionnellement des effets bénéfiques pour les enfants en ont aussi plus largement pour la société, ce qui devrait être une incitation à renforcer la mobilité ascendante pour tous. Il existe de formidables possibilités de redynamiser la mobilité intergénérationnelle, aux États-Unis et ailleurs, avec un programme de politiques fondées sur des données et visant à investir plus massivement dans les enfants de milieux modestes et à augmenter leurs chances.

RAJ CHETTY est professeur d’économie à l’Université Harvard et directeur fondateur d’Opportunity Insights.

 

NATHANIEL HENDREN enseigne l’économie à Harvard et il est directeur fondateur d’Opportunity Insights et de Policy Impacts.

 

Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la politique du FMI.

Bibliographie :

Chetty, Raj, and Nathaniel Hendren. 2022. “Replication Data for: The Impacts of Neighborhoods on Intergen-erational Mobility: (I) Childhood Exposure Effects, and (II) County-Level Estimates.” Opportunity Insights, Har-vard Dataverse, Cambridge, MA.