«À enjeux mondiaux, solutions mondiales» — Allocution prononcée à l’Université George Washington, Par Dominique Strauss-Kahn, Directeur général du Fonds monétaire international
le 4 avril 2011
Par Dominique Strauss-KahnDirecteur général du Fonds monétaire international
Washington, le 4 avril 2011
Texte préparé pour l’intervention
Bonjour, chers voisins. C’est avec plaisir que je me retrouve parmi vous aujourd’hui. Je tiens à remercier le Président Knapp de son aimable invitation et Danny Leipziger d’avoir organisé cette séance. Je me fais toujours un plaisir de parler à des étudiants et j’ai eu l’occasion de pratiquer cet exercice un peu partout dans le monde. Après tout, vous êtes les dirigeants de l’avenir, c’est vous qui allez donner forme au monde de demain.
À la fin de la semaine prochaine, le FMI tiendra ses réunions de printemps. C’est la saison où les ministres des finances et les gouverneurs des banques centrales auxquels nous rendons compte viennent à Washington pour parler de l’économie mondiale. Et cette année, ils auront largement de quoi parler.
Nous vivons un moment unique de l’histoire, une période de grands bouleversements. Vous n’êtes pas sans savoir que la crise financière mondiale a dévasté l’économie mondiale et causé une misère et des souffrances incalculables dans le monde entier. Mais elle a fait bien plus : elle a aussi sapé les fondements intellectuels de l’ordre économique mondial du dernier quart de siècle.
Avant la crise, nous pensions que nous savions plutôt bien gérer nos activités économiques. Ce «consensus de Washington» reposait sur un certain nombre de formules de base. Il suffisait de simples règles de politique monétaire et budgétaire pour garantir la stabilité. La déréglementation et les privatisations donneraient libre cours à la croissance et à la prospérité. Les marchés financiers se chargeraient d’acheminer des ressources aux secteurs les plus productifs et de s’autoréguler efficacement. Et tous les citoyens du globe surferaient sur la vague montante de la mondialisation.
Tout cet échafaudage s’est effondré sur le passage de la crise. Le consensus de Washington relève désormais du passé. Il nous appartient aujourd’hui de reconstruire les fondements de la stabilité et de faire en sorte qu’ils résistent à l’épreuve du temps et que la prochaine phase de la mondialisation apporte ses bienfaits à toute l’humanité. Ce travail de reconstruction repose sur trois grands axes — une nouvelle approche de la politique économique, une nouvelle approche de la cohésion sociale et une nouvelle approche de la coopération et du multilatéralisme.
Tour d’horizon
Voyons pour commencer comment se présente la situation économique. L’activité économique mondiale continue à se redresser, mais la reprise est déséquilibrée, au plan international comme au plan national. Dans les pays avancés, foyer de la crise financière, la croissance est encore faible et le chômage trop élevé. Pendant ce temps, les pays émergents — surtout en Asie et en Amérique latine — montent en puissance et frisent la surchauffe. Les pays à faible revenu ont fait preuve d’une remarquable résistance, mais souffrent maintenant de la hausse des cours des produits alimentaires et des carburants.
De grandes incertitudes continuent à planer. Il y a bien encore à l’heure actuelle un grand nombre de cygnes noirs sur le lac économique mondial.
Après la grande tragédie qu’a vécue le Japon, la priorité immédiate est de soulager les souffrances humaines et de reconstruire ce qui a été mis à bas. Nous sommes tous admiratifs devant la résilience du peuple japonais.
En Europe, quelques pays sont à la croisée des chemins — ils ont franchi des étapes difficiles, mais ont encore du chemin à faire. Au final, l’Europe a besoin de solutions globales — basées sur la solidarité paneuropéenne — pour venir à bout des problèmes persistants du secteur financier et des dettes souveraines. Jusqu’à présent, il y a eu des avancées partielles et fragmentaires, ce qui constitue une menace pour les pays en crise ainsi que pour le redressement de l’ensemble de l’Europe.
Le Moyen-Orient vit en ce moment une transformation historique. Les citoyens revendiquent plus de liberté, ainsi qu’une répartition plus juste des chances et des ressources économiques. Pour répondre à ces aspirations, il faudra modifier en profondeur les institutions politiques, économiques et sociales. Ce sera un processus de longue haleine : des réformes de pareille ampleur demandent du temps et des efforts. L’enjeu immédiat consiste à préserver la cohésion sociale, sans compromettre la stabilité macroéconomique. En période d’agitation sociale, presque tous les gouvernements de la région ont essayé — ce qui est bien compréhensible — d’amortir les effets de la hausse des prix de la nourriture et des carburants en les prenant partiellement en charge dans le budget de l’État. Bien sûr, ce surcroît de dépenses va peser à l’avenir sur les finances publiques. L’instabilité politique, par ailleurs, fait baisser les recettes du tourisme, décourage les IDE et accroît le coût des emprunts. Cela pourrait réduire à néant les efforts visant à établir un modèle de croissance plus soucieux des égalités sociales et à créer des emplois pour absorber une population active en vive expansion. La communauté internationale doit être prête à apporter son soutien, aujourd’hui et dans les années à venir.
Globalement, donc, la situation économique est encore fragile, inégale et entourée d’une grande incertitude.
Une nouvelle approche de la politique macroéconomique
Selon l’ancien paradigme, la politique monétaire n’avait que deux soucis : l’inflation et la croissance. Mais c’était trop simple. Avant la crise, la faible inflation et la croissance vigoureuse de façade dissimulaient de graves dangers : envolée des prix des actifs, explosion du crédit, investissements biaisés en faveur de l’immobilier, creuset financier d’actifs toxiques et vastes déficits extérieurs courants.
Dans le passé, on faisait souvent abstraction du secteur financier. Les instances de réglementation et de contrôle se concentraient sur les institutions et les marchés à titre individuel, et ne prêtaient guère d’attention aux dimensions plus larges de la stabilité financière et macroéconomique. Mais une des leçons essentielles est que les événements locaux peuvent avoir des répercussions mondiales.
Il est clair que la politique monétaire ne doit pas s’arrêter à la stabilité des prix et doit se soucier aussi de la stabilité financière. Cela ne veut pas dire pour autant que son principal instrument, le taux directeur, doit accroître sa portée. Heureusement, nous disposons d’autres instruments — les instruments macroprudentiels tels que les ratios de fonds propres, les ratios de liquidité et les ratios de quotité des prêts. Nous devons apprendre à concevoir et utiliser ces instruments de manière plus efficace.
Quid de la politique budgétaire? Dans l’ancien paradigme, elle était à n’en pas douter laissée pour compte dans la panoplie des instruments de gouvernement. Son rôle se limitait aux stabilisateurs automatiques — laisser les déficits augmenter et baisser en fonction du cycle — et toute action discrétionnaire était vue d’un mauvais œil. Mais la politique budgétaire est sortie de son engourdissement, telle la Belle au bois dormant, au cours de la crise, lorsque la politique monétaire s’est essoufflée et que le système financier s’est retrouvé à genoux : c’est alors que l’instrument oublié est venu étayer la demande globale et sauver le monde de la chute libre économique. Nous devons repenser la politique budgétaire.
Parallèlement, le secteur financier a besoin d’une sérieuse intervention de chirurgie réglementaire. La crise a pris racine dans une culture de prise de risques débridée, culture qui malheureusement, est encore bien vivante et agissante.
Il y a eu quelques avancées positives, mais ce ne sont que des premiers pas. L’accord de Bâle III sur la réglementation bancaire devrait améliorer quantitativement et qualitativement les fonds propres des banques. Mais il nous faut étendre la réglementation au «système bancaire virtuel». Il nous faut un contrôle plus efficace, car même la meilleure réglementation n’a de valeur que si elle est convenablement appliquée. Il nous faut de meilleurs mécanismes de restructuration pour en finir avec le syndrome maudit du «trop- gros ou trop important pour qu’on le laisse mourir — y compris au niveau crucial des établissements transfrontaliers. Nous avons besoin d’une taxe sur les activités financières pour forcer ce secteur à prendre en charge une partie des coûts sociaux de son comportement irresponsable.
Globalement, je tirerais de tout cela deux grandes conclusions. La conception d’un nouvel ordre macroéconomique pour le monde d’aujourd’hui exige que la main passe — au moins dans une certaine mesure — du marché à l’État et que, d’une simplicité relative, l’on s’achemine vers relativement plus de complexité.
Une nouvelle approche de l’inclusion sociale
La nouvelle gouvernance mondiale doit aussi s’attacher davantage à la cohésion sociale. Ne vous méprenez pas — l’ancienne formule de mondialisation nous a beaucoup apporté et a permis d’arracher des millions de personnes à la pauvreté. Mais la médaille de la mondialisation avait un revers — celle d’un fossé vaste et grandissant entre les riches et les pauvres. Si la mondialisation des échanges est allée de pair avec une diminution des inégalités, la mondialisation financière — qui fait la une depuis quelques années — les a aggravées.
La tendance a été de banaliser les inégalités, en les présentant comme un mal nécessaire dans la quête de la prospérité. Mais la crise et ses séquelles ont profondément changé nos perceptions. Le cocktail explosif d’un chômage élevé et persistant et d’une aggravation des inégalités risque de saper la cohésion sociale et la stabilité politique et, partant, de menacer la stabilité macroéconomique.
Les inégalités ont sans doute été l’une des causes «cachées» de la crise. Aux États-Unis, à la veille de la crise, elles étaient revenues à leur niveau d’avant la Grande Dépression. La Grande Récession, elle aussi, a été précédée par une augmentation de la part du revenu des populations riches et par une prépondérance croissante du secteur financier. Dans ces conditions, pour l’homme de la rue l’emprunt aurait pu être un moyen de relever son niveau de vie, mais cela n’aurait eu qu’un temps.
À terme, pour être soutenable la croissance doit s’accompagner d’une répartition plus équitable des revenus. À cela plusieurs raisons. Les inégalités peuvent bloquer l’accès au financement. Elles peuvent rendre les pays plus vulnérables aux chocs. Elles peuvent ébranler la confiance dans les institutions et ouvrir la porte à l’instabilité. Sans une classe moyenne solide, la demande intérieure n’a guère de chances de décoller.
Il nous faut un nouveau type de mondialisation, une mondialisation plus juste, une mondialisation à visage plus humain. Les fruits de la croissance doivent être largement partagés, et non accaparés par quelques privilégiés. Certes, le marché doit garder son rôle prépondérant, mais la main invisible ne doit pas pour autant se transformer en poing.
Une nouvelle approche au multilatéralisme
Nous avons beaucoup appris de la crise, et surtout que la coopération est indispensable à la stabilité. Sans la coopération préconisée par le G-20, nous aurions sans doute sombré dans une deuxième Grande Dépression. Aujourd’hui cette coopération ne peut s’estomper. L’économie mondiale est trop interdépendante pour permettre aux simples intérêts nationaux de prévaloir. Je crains toutefois que cette coopération ne s’essouffle.
Les grands enjeux actuels exigent tous une solution concertée. Songeons au rééquilibrage de la croissance mondiale. Les pays qui ont accusé des déficits extérieurs doivent s’appuyer davantage sur la demande extérieure. Les pays excédentaires doivent, eux, évoluer en sens inverse, et s’appuyer davantage sur la demande intérieure. Autrement dit, il faut d’abord miser sur l’intérêt de la planète, car en fin de compte les intérêts nationaux en dépendent.
La mondialisation doit être perçue comme une entreprise commune. Les pays ne doivent pas se prévaloir de leur monnaie ni des restrictions commerciales pour obtenir des gains à court terme. Dans leur quête d’investisseurs, ils doivent résister à la tentation du relâchement de la réglementation financière et du renoncement aux protections sociales.
Dans ce monde, les institutions multilatérales — foyers de coopération mondiale — revêtiront une importance croissante. Mais il faut qu’elles gardent leur pertinence. Elles doivent s’adapter à la nouvelle mondialisation.
Je suis heureux de constater que le FMI joue son rôle. Un rôle qui a été essentiel durant la crise, où nos programmes de prêt ont été décisifs — notamment à la faveur d’accords avec certains pays avancés que peu d’observateurs auraient pu prévoir. Nous nous efforçons désormais de mieux saisir les relations d’interdépendance complexes qui caractérisent l’économie mondiale. Nous voulons être mieux à même de prévenir les crises, pas simplement de les gérer.
Nous avons opéré beaucoup de changements. Nous avons mis en place un nouvel exercice d’alerte avancée. Nous publions de nouveaux rapports sur les effets de contagion, qui examinent en quoi les politiques nationales de cinq grandes économies systémiques agissent sur le reste du monde. Nous avons rendu obligatoires les programmes d’évaluation du secteur financier pour les pays d’importance systémique. Nous offrons un meilleur suivi des flux de capitaux mondiaux. Nous œuvrons avec le G-20 pour faire de la coopération un moteur de croissance. Nous avons entrepris de renforcer le dispositif mondial de protection financière pour épargner aux pays des revers de fortune soudains.
Mais nous devons nous armer de légitimité et refléter la réalité économique du xxie siècle. De là l’importance des récentes réformes de gouvernance du FMI. L’an dernier, nos États membres ont convenu de transférer plus de 6 % des voix aux pays émergents et aux pays en développement — en sus du transfert de 2,7 % de 2008. Le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie figurent désormais parmi nos dix plus grands actionnaires. Nous sommes ainsi mieux à même de nous acquitter de notre mission, une mission de stabilité macroéconomique, aujourd’hui plus pertinente que jamais.
Conclusion
Les défis que nous devons relever aujourd’hui n’ont rien de nouveau. Déjà en 1933, John Maynard Keynes — un des pères fondateurs du FMI — écrivait «Le capitalisme international et néanmoins individualiste, décadent mais dominant depuis la fin de la guerre, n’est pas une réussite. Il n’est ni intelligent, ni beau, ni juste, ni vertueux, et il ne tient pas ses promesses. En bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes».
Aujourd’hui nous nous heurtons à des défis étrangement similaires. Nous sommes en train de surmonter des obstacles dont la nature et les causes le sont, elles aussi. Mais nous ne devons pas perdre de vue que les institutions créées dans l’après-guerre ont montré leur pérennité, ouvrant une période de paix, de prospérité, de coopération et de stabilité sans précédent.
C’est dans ce monde qu’est né le FMI. Un monde où le multilatéralisme comptait. Un monde où les fruits de la croissance étaient amplement partagés. Un monde où l’État et le marché se complétaient et s’équilibraient.
Aujourd’hui il nous appartient de reconstruire ce type de monde. Bien entendu il ne s’agit pas de revivre les années 40. Nous ne voulons pas d’un monde dominé par une poignée de pays. Nous ne voulons pas tourner le dos à l’ouverture. Nous pouvons toutefois revenir aux principes sur lesquels fut construite l’économie de l’après-guerre. Nous pouvons nous inspirer du passé pour dessiner l’avenir.
Or, le FMI a justement un rôle primordial à jouer. Il doit renouer avec sa mission originelle, celle de promouvoir la coopération et de combattre les causes économiques de la guerre.
L’avenir vous appartient. Vous en serez-les dirigeants. Quel monde voulez-vous façonner? Un monde plus intelligent, plus juste, et plus vertueux, n’est-ce pas? Merci de votre attention.
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