(photo :Walter G. Allgöwer/imageBROKER/Newscom) (photo :Walter G. Allgöwer/imageBROKER/Newscom)

Asie : un « nouveau pacte » pour les travailleurs informels

Era Dabla-Norris et Changyong Rhee

En Asie comme ailleurs, qu’il soit total ou partiel, le confinement décrété pour freiner la propagation de COVID-19 a des effets dévastateurs sur les entreprises et les travailleurs. Les travailleurs sans protection sociale qui occupent des postes à temps partiel ou temporaires dans les secteurs qui échappent complètement à toute forme d’imposition ou de réglementation sont parmi les plus fragiles. Ces « travailleurs informels » sont particulièrement vulnérables aux pertes massives de revenus ou à la disparition de leur moyen de subsistance.

Dans nombre de pays de la région, ces travailleurs représentent une forte proportion de la population active sans pour autant avoir droit à des congés de maladie ou à des prestations d’assurance-chômage. Leur accès aux prestations de maladie est précaire et leurs épargnes sont très maigres, quand ils en ont. De nombreux travailleurs autonomes et journaliers vivent au jour le jour. Lorsqu’ils sont trop longtemps sans travailler, le revenu familial pâtit. Il est pratiquement impossible de protéger leur revenu de quelque manière que ce soit (en accroissant les prestations d’assurance-chômage, en réduisant leur impôt sur le revenu ou en prolongeant leurs congés de maladie) ou de leur acheminer des transferts.

La rapidité d’intervention est donc cruciale. Pour être efficace, l’aide doit parvenir rapidement aux travailleurs informels et à leur famille afin d’éviter qu’ils ne s’enfoncent (davantage) dans la pauvreté et de protéger leurs moyens de subsistance. Malgré leurs capacités restreintes et leurs contraintes budgétaires, les pays de la région s’efforcent d’aider les plus vulnérables, mais l’ampleur du choc économique actuel exige beaucoup plus.

Omniprésence de l’économie informelle dans la région

Dans la région Asie-Pacifique, l’économie informelle représente près de 60 % des emplois non agricoles, une proportion plus forte qu’en Amérique latine et en Europe de l’Est. Le taux varie entre environ 20 % au Japon et plus de 80 % au Myanmar et au Cambodge. Le statut, les revenus et le secteur d’activité de tous ces travailleurs varient grandement : travailleurs sans aucune protection sociale ni autre assurance officielle dans l’économie formelle ou informelle, travailleurs autonomes (vendeurs ambulants et membres de leur famille) et journaliers.

Les travailleurs informels sont deux fois plus susceptibles que les autres d’appartenir à un ménage pauvre. Certains de ces ménages ont accès à des programmes de transferts, mais leur couverture et l’insuffisance des prestations offertes pour amortir le choc de la COVID-19 demeurent problématiques.

Ripostes des pouvoirs publics

Les pays de la région s’efforcent de déployer des filets de sécurité d’urgence, d’où l’émergence d’un amalgame de solutions nouvelles et anciennes.

  • Élargissement des programmes d’assistance sociale existants. Les programmes déjà en place étendent temporairement leur couverture (p. ex., au Vietnam) et bonifient leurs prestations (p. ex., au Bangladesh). Le Népal et l’Inde ont accéléré les transferts en nature et au comptant aux ménages pauvres et aux travailleurs informels, tandis que l’Indonésie a majoré les subventions au titre des services publics versées aux ménages défavorisés.
  • Création de nouveaux transferts. La Thaïlande a mis en place un nouveau programme de transferts en espèces de 153 dollars par mois pendant 3 mois destiné à quelque 10 millions d’agriculteurs et 16 millions de travailleurs non couverts par le programme de sécurité sociale, qui s’appuie sur des plateformes de paiement numérique sans numéraire (Promptpay). Au Vietnam, les autorités ont mis à contribution les données des déclarations de revenus et des factures de services publics pour acheminer un nouveau transfert au comptant aux ménages de l’économie informelle et aux travailleurs autonomes qui ont dû temporairement cesser leurs activités.
  • Lancement de programmes de travaux publics. Les Philippines ont adopté diverses mesures, comme la création urgente d’emplois pour les travailleurs du secteur informel, pour soutenir la prestation de certains services de santé fondamentaux dans les régions en quarantaine.
  • Préservation des moyens de subsistance par le maintien des emplois, par une aide à la poursuite des activités versée aux petites entreprises. En Malaisie, par exemple, des subventions spéciales sont distribuées aux microentreprises comptant moins de 5 employés.

« Nouveau pacte » en vue pour l’après-pandémie

La pandémie de COVID-19 a mis en évidence la difficulté de protéger les travailleurs informels et les ménages vulnérables en Asie. Toutefois, ces circonstances exceptionnelles offrent aussi la possibilité de s’attaquer aux inégalités de longue date dans l’accès aux services de santé et de base, aux services financiers et à l’économie numérique, et de bonifier la protection sociale des travailleurs informels.

Déjà, la pandémie bouleverse les normes usuelles applicables aux services d’éducation et d’assistance sociale grâce à Internet, aux dispositifs mobiles et aux plateformes de paiement numérique qui permettent de joindre des segments plus larges de la population. Il faut dès maintenant mettre en place un « nouveau pacte » pour les travailleurs informels qui les protégera immédiatement contre les retombées économiques de la pandémie et constituera la base d’un futur filet de sécurité sociale plus robuste. Mais comment y arriver ?

  • Jeter des bases solides. Dans la mesure où ils disposeront de l’aide internationale et du financement intérieur nécessaires, les pays en développement d’Asie devraient mettre en place une protection efficace de la santé publique, consolider les infrastructures pertinentes et en étendre la couverture, et combler les lacunes du système sanitaire et de distribution d’eau potable.
  • Élargir la protection sociale et la rendre plus inclusive. Les administrations pourraient utiliser des systèmes d’identité numérique et d’autres technologies, comme le système biométrique Aadhar en Inde, pour étendre rapidement et efficacement la portée de leurs programmes de protection sociale à la plupart des personnes à risque et acquérir la capacité de s’adapter aux circonstances d’éventuelles nouvelles crises. Il faut résister à la tentation de mettre en place des systèmes universels de transferts au comptant qui distribuent aveuglément l’argent, et ne pas perdre de vue que l’objectif consiste à distribuer une aide suffisante aux personnes les plus vulnérables à des coûts raisonnables.
  • Investir dans la capacité numérique et la bande passante. Dans tous les pays en développement, l’expansion des plateformes numériques pour offrir des services d’éducation et financiers contribuerait à faciliter l’accès à ces services et à le rendre plus équitable.

Pour régler le problème de l’omniprésence de l’économie informelle en Asie, il faudra aussi un éventail complet de mesures pour assainir le climat des affaires, éliminer les lourdeurs réglementaires et juridiques (particulièrement pour les entreprises en démarrage) et rationaliser la fiscalité. La nature exacte des mesures nécessaires variera selon les pays, mais elles devraient toutes viser à procurer aux travailleurs informels une protection sociale de base et à accroître leur productivité.

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Era Dabla-Norris est cheffe de la division Asie I du département Asie-Pacifique du FMI et cheffe de mission pour le Viet Nam. Auparavant, elle était cheffe de division au département des finances publiques, où elle travaillait sur les réformes structurelles et la productivité, les inégalités de revenu, les retombées budgétaires, la dette et la démographie. Depuis son arrivée au FMI, elle a travaillé sur de nombreux pays avancés, émergents et à faible revenu. Elle est aussi l’auteure de nombreuses publications sur un large éventail de sujets, et est membre du World Economic Council. Elle détient une maîtrise en sciences de l’École d’économie de Delhi et un doctorat de l’Université du Texas.

Chang Yong Rhee est le directeur du département Asie et Pacifique du FMI. Avant de rejoindre le FMI, M. Rhee était économiste en chef à la Banque asiatique de développement (BAsD). Il était le principal porte-parole de la BAsD en ce qui concerne les tendances économiques et de développement, et supervisait le département de l'économie et de la recherche. Il a occupé les fonctions de secrétaire général du comité présidentiel du sommet du G20 tenu en République de Corée. Avant sa nomination au comité de stabilité financière (CSF), M. Rhee était professeur d'économie à l'Université nationale de Séoul et professeur assistant à l'Université de Rochester. Il a également conseillé de manière régulière et active le gouvernement coréen, notamment au sein du cabinet du Président, du ministère des Finances et de l'Économie, de la Banque de Corée, du dépositaire coréen de titres et de l’Institut de développement coréen. Ses travaux de recherche portent principalement sur la macroéconomie, l'économie financière et l'économie coréenne. Il a publié de nombreux articles dans ces domaines. M. Rhee a obtenu son doctorat en économie à l'Université Harvard et sa licence d'économie à l'Université nationale de Séoul.
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