Effet d’émulation : la concurrence fiscale et les pays en développement

Par Michael Keen et Jim Brumby
11 juillet 2017
Un vendeur inspecte un iPhone à New Delhi, en Inde : les États rivalisent pour attirer des investisseurs avec de faibles taux de l’impôt sur les sociétés (photo : Adnan Abidi/Reuters/Newscom)


Les économistes ont tendance à convenir de l’importance de la concurrence pour la santé de l’économie de marché. Par conséquent, en quoi le comportement des États qui rivalisent pour attirer des investisseurs via le régime fiscal qu’ils offrent est-il problématique? Malheureusement, en se livrant une concurrence et en rognant les recettes de chacun, les pays doivent au final s’appuyer sur d’autres sources de financement, plus génératrices de distorsions en général, ou réduire des dépenses publiques pourtant indispensables voire les deux.

Tout cela a de graves conséquences pour les pays en développement puisqu’ils sont particulièrement tributaires de l’impôt sur les sociétés pour collecter des recettes. Le risque que la concurrence fiscale les contraigne à appliquer des mesures fiscales qui mettent en péril cette source de recettes capitale est donc extrêmement préoccupant.

Ne pas se laisser distancer par les autres

Invoquant la théorie qui consiste à «affamer la bête», beaucoup font valoir que la concurrence fiscale entre les États peut réduire les dépenses inutiles et permettre une meilleure gouvernance. Cependant, compte tenu de la mobilité des bases d’imposition par-delà les frontières nationales, cet avantage apparaît moins évident, que la base ait trait aux revenus du travail, aux transactions sur produits de base ou, plus fréquemment, aux revenus du capital.

Plus techniquement, les pays ont, à juste titre, tendance à taxer des éléments qui ne sont pas très sensibles à la fiscalité. Néanmoins, dans le contexte de la mobilité internationale, les activités sont beaucoup plus sensibles à la fiscalité d’un point de vue national que d’un point de vue collectif. Cela est particulièrement vrai pour les activités et les revenus des entreprises multinationales. Ces dernières peuvent manipuler les prix de transfert et utiliser d’autres systèmes d’évasion pour transférer leurs bénéfices de pays où la fiscalité est élevée vers d’autres où la fiscalité est faible. Elles peuvent en outre choisir le pays dans lequel elles investissent. Pour autant, elles ne peuvent pas transférer leurs bénéfices ou leurs investissements réels sur une autre planète. Lorsque des pays se livrent une concurrence pour l’assiette de l’impôt sur les sociétés et/ou les investissements réels, ils le font au détriment des autres, qui agissent de la même façon. En n’exploitant pas la sensibilité moindre au niveau collectif qu’au niveau national de la matière imposable et de l’investissement, les pays risquent donc de se faire du tort les uns aux autres en rognant une source de recettes qui aurait pu être plus efficace que les autres solutions qui s’offrent à eux.

Les taux de l’impôt sur les sociétés non ajustés se sont effondrés depuis 1980, à hauteur de près de 20 % en moyenne. Cette tendance s’explique certainement par divers facteurs à l’œuvre, par exemple l’évolution du sentiment quant à l’impact sur la croissance de l’impôt sur les sociétés, mais il s’agit d’un signe révélateur de la concurrence fiscale qui s’exerce à l’échelle mondiale, ce que des travaux empiriques plus approfondis tendent à confirmer.

Même si les recettes sont restées stables dans les pays en développement jusqu’à présent et ont progressé dans les pays développés — peut-être parce que, pour des raisons indépendantes, la part du capital dans le revenu national a augmenté — rien ne garantit que cette tendance se poursuivra. Des éléments nouveaux pourraient renforcer la concurrence fiscale : si le projet BEPS (érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices) de l’OCDE et du G-20 réduit l’évasion fiscale par exemple, alors la concurrence à travers d’autres moyens pourrait s’intensifier.

Une concurrence acharnée; une vive controverse

Pour mieux appréhender ces problèmes et les moyens d’y remédier, le FMI et la Banque mondiale ont récemment réuni une centaine d’experts et d’agents fiscaux. Embert St. Juste, du ministère des Finances à Sainte-Lucie, a ainsi observé que les membres de l’Organisation des États des Caraïbes orientales se livraient une concurrence de plus en plus acharnée dans les domaines des investissements directs étrangers et du tourisme. Le ministre des Finances de la République de Serbie, Dušan Vujović, a quant à lui indiqué que, dans le contexte de la mondialisation accrue, tous les pays sont descendus dans l’arène, de leur plein gré ou non.

Kimberly Clausing, professeur d’économie au Reed College, a présenté de nouveaux travaux qui semblent indiquer que les bénéfices latents sont peut-être nettement plus sensibles aux taux d’imposition qu’estimé auparavant. Elle a évoqué une étude récente qui montre que, pour chaque point de pourcentage de baisse du taux d’imposition moyen dans un État où la fiscalité est faible, les bénéfices déclarés dans celui-ci par les sociétés étrangères de multinationales des États-Unis augmentent entre 3,5 et 7 points de pourcentage. Ce sujet reste controversé. Paul Ryan, du ministère irlandais des Finances, a laissé entendre que les répercussions, notamment des pays plus développés sur les pays qui le sont moins, ont été exagérées. Quoi qu’il en soit, la concurrence fiscale est généralement considérée comme une véritable menace pour les recettes, en particulier pour les pays en développement.

La solution consiste à s’appuyer sur la coopération internationale pour mettre fin à la course, ou du moins la freiner, ce qui est cependant beaucoup plus facile à dire qu’à faire.

Une concurrence passive/rude

Des solutions partielles peuvent s’avérer utiles mais sont par nature limitées. Comme l’a souligné Michael Devereux de l’Université d’Oxford, si quelques pays seulement coopèrent, ils peuvent s’exposer davantage à la concurrence exercée par les pays extérieurs au groupe. Même si tous les pays coopèrent, ils peuvent rester vulnérables s’ils ne le font pas pour tous les aspects importants du régime fiscal. Des méthodes partielles peuvent néanmoins présenter un intérêt.

Certaines propositions récentes modifieraient en profondeur les systèmes de l’impôt sur les sociétés. Gaëtan Nicodème de la Commission européenne a expliqué sa proposition d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Au cours de la première phase, les entreprises opérant dans plusieurs pays de l’Union européenne consolideraient leurs bénéfices imposables déclarés dans les différents pays, de sorte que les pertes essuyées dans un pays pourraient être déduites des bénéfices réalisés dans un autre. Dans la deuxième étape, leurs bénéfices au sein de l’UE seraient répartis entre les États membres à des fins fiscales à l’aide d’une formule de calcul tenant compte de la part de leurs actifs, emplois ou autres indicateurs de leurs activités dans chaque pays. Toutefois, cela ne supprimerait pas la concurrence fiscale puisque les États seraient encore incités à utiliser des taux d’imposition bas pour attirer des investissements, des travailleurs ou tout autre facteur qui figure dans la formule de répartition.

Un autre système a suscité une vive attention aux États-Unis dernièrement. Le principe de la DBCFT (destination-based cash-flow tax) est le suivant : les impôts sont prélevés en fonction du lieu de destination des marchandises et non pas de leur lieu de production. S’il est adopté dans le monde entier et bien conçu, ce dispositif atténuera les pressions de la concurrence fiscale. En revanche, s’il est adopté de manière unilatérale par un ou une poignée de pays, il accentuera les problèmes de transfert de bénéfices pour les autres. En effet, de manière intuitive, les bénéfices tirés des ventes réalisées ailleurs pourraient ensuite être engrangés dans ces pays en profitant d’une exonération d’impôts, ce qui conduirait probablement les pays dépourvus d’une DBCFT à livrer une concurrence plus rude ou à en adopter une eux-mêmes.

Les problèmes de concurrence fiscale à l’échelle mondiale ne vont pas disparaître de sitôt et les enjeux sont considérables pour les pays en développement. Compte tenu des possibles transformations radicales des régimes fiscaux, comme la transition vers un impôt sur les sociétés dans le pays de destination, il est devenu encore plus important de comprendre les retombées internationales des politiques fiscales nationales et la manière dont les États y réagissent. Cela reste un sujet de débat et d’étude, et le FMI et la Banque mondiale projettent de poursuivre cette analyse, y compris à l’occasion de l’événement de haut niveau organisé cette semaine conjointement avec le ministère indonésien des Finances. Dans le cadre du Voyage en Indonésie qui aboutira à l’Assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale en 2018, les discussions porteront sur les difficultés créées par la concurrence fiscale pour les membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est.
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Michael Keen est Directeur adjoint du Département des finances publiques du FMI. Avant de rejoindre le FMI, il a été professeur d’économie à l’Université de l’Essex et professeur invité à l’Université de Kyoto. Il a reçu le prix CESifo-IIPF Musgrave en 2010 et est Président honoraire de l’International Institute of Public Finance. M. Keen a dirigé des missions d’assistance technique dans plus de 30 pays et est coauteur des ouvrages The Modern VAT, The Taxation of Petroleum and Minerals et Changing Customs.


James Brumby, Directeur, Secteur public & Institutions, Pôle mondial d'expertise en Gouvernance, Banque mondiale. Biographie complète.



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